Où en est le concept des Lumières ? La philosophe Corine Pelluchon nous répond :

Par
Yasmina Jaafar
31 mars 2021

Corine Pelluchon, Philosophe, Professeur à l’université Gustave Eiffel et auteur de "Les Lumières à l’âge du vivant" (Seuil, 2021) nous rappelle ce qu'est le concept des Lumières construites autour de valeurs fortes comme la Liberté, l’autonomie, l’égalité, l’émancipation.

Que sont les Lumières nouvelles ? 

D’abord, parler de Lumières signifie que je reprends à mon compte l’héritage des Lumières. Celui-ci renvoie au fait d’avoir un rapport critique au présent, de nommer une époque par les défis qui la caractérisent et d’essayer de les relever. Pour le dire vite, le défi principal que nous avons à relever aujourd’hui est lié à la crise écologique qui est en réalité une crise de notre habitation de la Terre et de notre cohabitation avec les autres, humains et non-humains. Elle pointe les aberrations de notre modèle de développement qui est fondé sur l’exploitation illimitée de la nature et des autres vivants. Pour cette raison, les Lumières que je cherche à promouvoir sont nouvelles. Car si elles défendent les quatre piliers principaux des Lumières (l’idée que l’on peut reprendre en main son destin et que l’on institue le sens, donc l’autonomie, le vœu d’établir une société d’égaux ou la démocratie, l’unité du genre humain et, enfin, la rationalité), elles exigent que l’on dépasse leurs fondements dualistes et anthropocentristes, en particulier le dualisme nature/culture.

Pourquoi cette pensée du 18eme siècle est-elle remise en cause aujourd'hui ? Qui sont les anti-lumières ? 

Le projet d’émancipation individuelle et collective associé aux Lumières et qui a donné lieu, au XVIII ème siècle, à une organisation sociale et politique visant à instaurer une société plus égalitaire et à affranchir la politique de la religion, est remis en cause par les anti-Lumières. Ces dernières veulent instaurer un ordre hiérarchique et hétéronome, voire une théocratie, et leurs préjugés essentialistes leur servent à justifier l’asservissement d’une partie de l’humanité par l’autre. Sans parler de leur haine de la raison qui est une arme de guerre servant à imposer un tel projet de société radicalement opposé à la société démocratique et égalitaire visé par le Lumières. Toutefois, les Lumières ont aussi des adversaires à gauche : les postmodernes. Il s’agit des postcoloniaux et des féministes qui dénoncent le faux universalisme des Lumières passées, c’est-à-dire le fait que celles-ci invoquaient des principes soi-disant généraux pour imposer leur culture et un mode de vie. Cette dénonciation du caractère hégémonique de l’universalisme passé, qui se fondait sur une raison arrogante et aveugle aux différentes, est juste. Toutefois, en conclure qu’il n’y a aucun repère universalisable et opposer les communautés particulières les unes aux autres, c’est oublier qu’il y a une seule humanité et une seule planète et c’est s’interdire d’élaborer un projet commun. Car pour relever les défis écologiques, économiques et sociaux, et combattre le nationalisme, le racisme et le sexisme des anti-Lumières, nous devons dépasser le relativisme. Il faut toutefois le faire avec des outils nouveaux. Non avec l’universalisme abstrait et hégémonique d’antan ni avec les valeurs soi-disant surplombantes que d’aucuns invoquent de manière défensive, mais en prenant au sérieux la communauté de destin qui nous relie les uns aux autres et qui repose sur la prise au sérieux de notre condition charnelle et terrestre, sur notre dépendance à l’égard de la nature et des autres, humains et non-humains. La phénoménologie de la corporéité et de l’habitation de la Terre que je tente d’élaborer de livre en livre, et qui est encore présente dans Les Lumières à l’âge du vivant, sert ainsi de repère pour penser à nouveaux frais la condition humaine et disposer de repères universalisables pouvant fonder l’éthique et la politique. Ces repères pourront être appliquées aux différents contextes géographiques et sociaux. Il s’agit donc d’un universalisme charnel, contextualisé et latéral, c’est-à-dire lié au dialogue entre les cultures.

Notre société glorifie le "moi". Cette habitude abîme-t-elle la solidarité ? 

Je dirais plutôt que c’est la perte de tout horizon transcendant, qu’il s’agisse de Dieu ou des utopies politiques, qui explique le vide moral des êtres, leur sentiment de n’être que des forces de production et de consommation et de vivre dans un monde où ils sont substituables et obsolescents. Le fait qu’il n’y a eu, après la chute du mur de Berlin, que le marché et la division du travail, le Monde-Machine, comme dit Günther Anders, font que les individus éprouvent un sentiment de désolation (loneliness). C’est le terme qu’utilisait Hannah Arendt pour parler de l’absence de rapport spontané au monde commun et du sentiment de n’être rien qu’un pion anonyme dans un système qui vous broie. Cela rend vulnérable aux régimes autoritaires, voire totalitaires, aux politiques de l’identité. Les mouvements de foule, la tentation populiste, qui consiste à confisquer le récit, à dire « nous sommes le peuple, mais pas vous »,  à penser en termes d’ennemis et d’amis ne sont pas, dans un tel contexte, des vues de l’esprit. La solidarité, qui suppose d’accueillir tout autre et de l’aider, n’existe plus, sinon sous une forme caricaturale.

Est-ce irrémédiable ?

Non, ce n’est pas une fatalité. La prise de conscience de notre communauté de vulnérabilité est aujourd’hui l’occasion d’un remaniement psychique important qui s’opère aujourd’hui, à une époque que je nomme l’âge du vivant pour souligner le lien entre le souci pour l’écologie et la condition animale, la prise au sérieux de notre finitude et de notre vulnérabilité, et le désir de nombreuses personnes qui de travailler, de produire et de consommer autrement. En comprenant que nous appartenons à un monde plus vieux et plus vaste que nous, le monde commun, qui est composé de l’ensemble des générations et du patrimoine naturel et culturel, nous sentons que notre existence a une épaisseur. Vivre, c’est « vivre de » nourritures, de relations, d’air, d’eau, mais c’est aussi « vivre avec » les autres, humains et non-humains, et « vivre pour », c’est-à-dire avoir comme horizon ce monde commun, travailler pour transmettre des institutions justes et une planète habitable. C’est ce que, dans un livre publié en 2018 et qui paraît en avril en poche, j’ai appelé la considération (Ethique de la considération). 

Le politique crie avec la foule souvent colérique sans forcément la considérer et les opinions sont de plus en plus radicales. Pensez-vous que la responsabilité du personnel politique soit engagée dans cette défiance ? Dans ce lien abimé avec le politis ? 

"Les régimes fascistes naissent d’abord dans le psychisme", disait Adorno. Ensuite les élus sont le miroir de ce que nous sommes au fond de nous. Mais rien n’est fatal. Il faut aussi que les médias cessent de mettre en avant les personnalités dominatrices et narcissiques et que les individus qui cherchent le bien commun soient davantage visibles. Il y en a dans tous les domaines, mais on n’en parle pas. Il y a des trésors de sagesse inexploités et des impostures. Mais le temps est un bon maître ; il sépare toujours le bon grain de l’ivraie. 

Corine Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021. Philosophe, Professeur à l’université Gustave Eiffel.

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