Manifeste de 343 : Valérie Jourdan et Adeline Laffitte racontent les coulisses d'un scandale demain soir sur Histoire TV. Rencontre :

Par
Yasmina Jaafar
6 avril 2021

«J’ai signé parce que j’étais en colère », affirme la comédienne Danièle Lebrun. Elles sont nombreuses à avoir signé le 5 avril 1971 dans le Nouvel Observateur. Une tribune qui impose le scandale car elle révèle les noms de 343 femmes avouant avoir avorté illégalement. La Ruche Média a rencontré Valérie Jourdan et Adeline Laffitte, les réalisatrices du documentaire "50 ans après, MANIFESTE DES 343 DANS LES COULISSES D'UN SCANDALE".

Dès demain mercredi 7 avril à 20H50 sur Histoire TV (puis disponible 60 jours en replay).

Votre documentaire "Manifeste des 343" est l'histoire d'une solidarité et d'une initiative forte. Est-ce selon vous le #metoo de 1971 ?

VJ : Oui, bien sûr.  D’ailleurs, dans le film, Liliane Kandel, ancienne militante MLF le dit très bien : « Le manifeste des 343, c’est l’expression du « moi aussi à qui c’est arrivé »… « Moi aussi », ce n’est pas un slogan, c’est une évidence et c’est comme ça que l’on commence un mouvement.». Ces femmes qui ont osé déclaré publiquement qu’elles se sont fait avorter ont non seulement libéré la parole sur le scandale des avortements clandestins mais initié un mouvement féministe qui aboutira à la légalisation de l’avortement. A la différence que, ce qui se disait hier dans la presse, s’exprime aujourd’hui à travers les réseaux sociaux.

AL : Et j’ajouterais que le Mouvement des femmes de 1971 qui regroupait différents groupes très hétérogènes (les lesbiennes, les femmes mariées, les gauchistes, etc) ont rassemblé leurs forces malgré leurs désaccords, pour un combat collectif qui dépassait les querelles - lesquelles sont d’ailleurs signes du débat démocratique. C’est aussi ce qui se passe aujourd’hui avec #metoo, les femmes parlent et disent « ça suffit ! ».

Qu'est-ce qu'une "faiseuse d'ange" ?

VJ : Ce terme  décrit une avorteuse qui opérait dans la clandestinité. Par cette expression plus évocatrice que réelle, on mesure bien le tabou qui existait autour de l’avortement.

AL : Il faut dire que ces avorteuses, dont les noms et les adresses circulaient sous le manteau, n’avaient aucune formation médicale mais possédaient une certaine connaissance de l’anatomie féminine, apprise le plus souvent sur elle-même ou par l’observation de leurs mères, leurs voisines… Elles pratiquaient dans leur chambre ou leur cuisine.  

Nicole Muchnik et Anne Zelensky sont celles qui ont tout initié. Avez-vous souhaité faire revivre des visages de lutte parfois oubliés ?

VJ : Oui, il y avait la volonté de leur rendre la visibilité qu’elles n’ont pas eue à l’époque et même bien après, alors que l’on a beaucoup parlé de Jean Daniel.

Nous avons eu beaucoup de chance de les rencontrer et de les interviewer. Bien que le manifeste date d’il y a cinquante ans, elles ont un souvenir exact de ce qui s’est passé. Leur témoignage a apporté énormément à la narration et donné de la force au film, notamment lorsqu’elles font revivre leurs rencontres avec Simone de Beauvoir ou leur irruption dans le bureau de Jean Daniel.

AL :  Il y a un double désir de transmission qui tient ce film. L’envie de transmettre la réalité de ce que vivaient les femmes dans leur intimité mais aussi de sortir de l’ombre celles qui ont initié cette action, en l’occurrence Nicole et Anne. Pour nous, il était essentiel de faire connaître cette histoire aux générations suivantes.  

Quel est votre regard sur certaines néo-féministes qui prônent l'éradication des hommes, celles qui ne souhaitent pas l'inclusion ?

VJ : Toutes les féministes aujourd’hui ne prônent pas l’éviction des hommes dans leur combat mais il faut rappeler que les féministes ne sont pas contre les hommes mais pour les femmes ! comme le dit un personnage dans l’extrait du film « la Belle saison » de Catherine Corsini que l’on a inséré dans le documentaire. Aussi, il ne faut pas oublier que les femmes du MLF étaient très mal vues à l’époque ! Elles étaient considérées comme des parias de par leur radicalité !

La pluralité des féministes est aussi une force, même si sur les sujets importants, il faut qu’il y ait une cohésion, une ligne directrice pour avancer.

AL : La non-mixité a également été utilisée en 1970 au sein du MLF. Les femmes ont exclu les hommes de certaines réunions. Et il s’agissait pourtant d’hommes « acquis à la cause », qui militaient à leurs côtés. Mais les femmes avaient remarqué que la parole était plus libre sans le regard masculin, notamment sur des sujets intimes, et que la parole masculine avait tendance à prendre toute la place. Les femmes du MLF nous ont expliqué que l’entre-soi leur a permis aussi de se positionner dans l’action : on n’attend pas d’être libérées selon le bon vouloir des hommes, la liberté, on s’en empare. Au nom des femmes, de toutes les femmes, quelles que soient leur situation sociale, leur origine, ou leur couleur de peau. Cela étant, sur certains combats, comme celui de l’avortement, les groupes sont redevenus mixtes très vite.

Vivons-nous un recul depuis 1971 ?

VJ : Il  y a beaucoup de combats à mener contre les violences faites aux femmes, les inégalités… ça bouge énormément. Mais l’avortement est un sujet polémique et de nos jours, en France, c’est son accès qui devient de plus en plus difficile. C’est pourquoi il faut rester vigilantes.

AL : Tout dépend de quoi on parle, non ? On peut estimer qu’il y a de nets progrès : les femmes travaillent, atteignent des postes à responsabilités, ont les moyens, en théorie comme le souligne Valérie, de maîtriser leur fécondité… Néanmoins, on sait que le plafond de verre existe encore, que les écarts de salaires perdurent, que les femmes occupent plus souvent des emplois précaires, à temps partiels. Et qu’en terme de tâches domestiques, la charge mentale repose sur leurs épaules. Donc je dirais que certaines choses avancent pour les femmes, on ne recule pas, mais certaines inégalités sont si profondément ancrées, qu’elles sont encore très difficiles à mouvoir.

Le regard coupable que supportaient les femmes avortées est-il totalement éteint en 2021 contre celles, par exemple, qui ne souhaitent pas avoir d'enfants ?

VJ : C’est intéressant ce rapprochement car aujourd’hui, bien que les moyens de contraception et l’avortement soient légalisés et largement diffusés, que les femmes travaillent et soient en théorie complètement libres de choisir leur vie, en France, il existe toujours cette pression sociale sur la femme qui doit avoir des enfants. Ce n’est plus l’État, ni la religion mais la société qui pèse encore de tout son poids. Combien faudra t-il d’années encore pour qu’une femme ne soit pas systématiquement ramenée ou réduite à son rôle de mère ?

AL : Je ne suis pas sûre que ce soit ce même regard coupable. Les femmes avortées avant 1975 étaient dans l’illégalité, une femme qui ne veut pas d’enfant, en a le droit, c’est très différent. En revanche, que celles qui ne souhaitent pas d’enfant, pour tout un tas de raisons qui les regardent, elles et elles seules, subissent un jugement « moral », parce que la société pousse à des modèles de femmes qui enfantent  pour être « accomplies », c’est une réalité. Le modèle de la femme épanouie qui travaille dans un job forcément intéressant et a des enfants merveilleux, c’est la version moderne des contes de fées. Il faudrait que d’autres modèles émergent. 

Anne Zelensky dit "Simone de Beauvoir est mon modèle de vie". Qui sont les nouveaux rôles modèles selon vous ?

VJ : Anne Zelensky et Nicole Muchnik ! J’ai beaucoup d’admiration pour toutes les femmes anonymes qui avec leur détermination, leur conviction ne lâchent rien. On peut en croiser dans notre quotidien mais ce film m’a donné l’occasion d’en rencontrer d’extraordinaires.

AL : Anne et Nicole sont des femmes d’action. Et, comme Valérie, je trouve que leur courage est très inspirant.

VJ : Valérie Jourdan

AL : Adeline Laffitte

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