Florent Dabadie, un français devenu japonais.

Par
Yasmina Jaafar
18 avril 2023

Florent Dabadie publie "Comment je suis devenu japonais" (Les arènes). Un livre précis, personnel et fascinant, au charme certain qui revient sur le récit d'une vie. Un homme tout juste diplômé débarque au Japon pour ne plus jamais quitter ce pays aux 1000 merveilles. Nous l'avons rencontré pour mieux connaitre, à travers son regard et son expérience, l’âme japonaise.

Comment êtes-vous devenu japonais ?

Par passion d’abord. J’ai gouté un jour le fameuse fondue de bœuf, le sukiyaki.C’était à l’ancien hôtel Nikko de Paris dans le 15ème. Ma mère m’avait offert un repas là-bas pour mon anniversaire, je devais avoir 11 ans. J’ai tout aimé tout de suite : les kimonos, les goûts, la gentillesse des japonais. Plus tard je me suis intéressé au cinéma, à l’architecture, à la littérature. Et puis j’ai la chance d’être doué en langues (oreille musicale). En fait j’étais nul à l’école, et je n’avais que les langues pour aller à l’université. J’ai découvert les Langues’O, et là, mystère, je suis devenu bon à l’école. J’ai étudié avec abnégation, j’ai eu la bourse du gouvernement japonais, et je suis parti sur le terrain. Sur place tout s’est enchainé, j’ai toujours été curieux, sociable, j’ai travaillé dans un milieu japonais, j’avais très peu d’amis étrangers, les japonais m’ont adopté, c’est un peu Mogli dans le Livre de la jungle. Après au Japon, on va de rencontre en rencontres, il y a une part de chance. J'ai forcé la chance, mais je me suis totalement fondu dans mon environnement.

Quels ont été vos plus gros obstacles ?

Le fait que les japonais ne vous considèrent et ne vous considèreront jamais comme japonais.On peut être bilingue, habiter depuis vingt ans, les mêmes questions reviennent toujours. "Tu vas rester au Japon ?", "tu te plais vraiment au Japon ?", ou plus poliment "tu parles vraiment bien japonais", "tu es presque plus japonais que moi ", c'est un compliment de leur part, ce n'est pas du tout vicieux ou au second degré, c'est juste que pour eux ils pensent que seul un japonais né de plusieurs générations de japonais peut comprendre les codes, respecter le système social, les lois non-dites de leur ile. Et ils n'ont pas tort. Ici il n'y a pas de concept de liberté. On obéit à des règles prédéfinies. Le sacrifice de liberté c'est le pacte social. Ils savent qu'un étranger ne s'y fera pas. D'ailleurs ces derniers temps même les jeunes japonais ne s'y font plus, et ils ne veulent pas d'enfants. Ils disent d'une façon désarmante ou même choquante : "on n'aimerait pas que nos enfants naissent dans un pays si étriqué". L'obstacle c'est ça. C'est comme dans le film "Truman Show", on vit heureux tant qu'on ne regarde pas ce qu'il y a derrière le décors. Et puis il faut être prêt à vivre l'utopie de cette ile. A contre courant. A contre temps. Le Japon c'est un pays flottant. Quelque part il n'existe pas, c'est un monde parallèle. Je pense que c'est ce qui m'a attiré aussi, car quand j'étais petit j'adorais "le magicien d'Oz", "l'histoire sans fin", la BD "Trou noir", "Twin Peaks". Il y a quelque chose de surréaliste dans ce pays. 

Que se passe-t-il dans l'entourage quand on décide de prendre le large ?

Ma mère a quitté le cocon familial à dix-sept ans pour NYC, ma tante et ma sœur pour l’Australie à la vingtaine. Mon frère était à Londres ( aujourd’hui à LA). Mon père n’a jamais été possessif, c’était un grand solitaire. Rien ne me retenait en France. Et surtout, j’ai toujours eu des bon pressentiments quant à l’évolution d’un pays, d’une personne; une espèce de gut feeling sur ce qui va se passer. Je savais que la France arrivait dans une période difficile ( le XXIème siècle), j'avais des bouffées de déprime, de pessimisme, en fait je pense que je n'avais pas en moi la capacité de vivre ou de survivre, encore moins la force de changer mon pays. Je voyais l’immobilisme de la société, les anciennes générations qui s'accrochaient à leur job et ne lâchaient rien aux jeunes, le problème immuable des classes, du piston, la déconnexion des élites voire leur condescendance. Moi à Paris c'est simple, depuis mes seize ou dix sept ans, je ne respirais que dans le 13ème au quartier chinois ou à Belleville. Je ressentais un dynamisme, une envie, une jeunesse démographique que je ne retrouvais nul part ailleurs en France. Je me suis peut-être trompé de pays, car le Japon a les mêmes problèmes démographiques que la vieille Europe, et l'Asie aujourd'hui c'est la Chine, l'Indonésie, l'Inde. Mais quand je suis arrivé dans les années 90, le Japon c'était encore l’Asie.

Est-ce en quelque sorte un passage à la manière de Walter Benjamin ?

Au début non, car je n'avais pas la grandeur d'âme de m'imaginer comme un pont entre les deux cultures (occidentales et asiatiques), ou un diplomate entre le Japon et la France. j'étais très égotiste, je voulais partir à  l'aventure, j'étais plutôt un entêté bourru, comme le personnage d'Yves Montand dans le film de mon père "Le Sauvage" qui part tout seul à Saint-Domingue. Et d'ailleurs moi aussi j'y suis parti tout seul, sans ma copine, sans ma famille, à l'aventure. Je n'avais pas non plus en tête ma propre transformation. Il y avait une part de fuite, d'exil. Partir le plus loin possible. Et bien sûr une grande part d'excitation, comme si je découvrais un nouveau continent, un nouveau monde; là c'est mon côté Tolkien, Kipling, Karen Blixen.

Reviendriez-vous vivre en France ?

Heureux qui comme Ulysse... Ça fait une demie-douzaine d'années (après 30 ans ici) que je cherche ( que je cherchais d'abord inconsciemment) le chemin du retour. Mais j'ai déjà (j'avais alors quarante ans) plus de 45 ans, et personne ne me connait en France. Je n'y ai jamais travaillé, je n'y ai jamais résidé en tant qu'adulte. J'ai quand même essayé de repartir de zéro, et j'ai retissé des liens. En 2019 je suis devenu correspondant du journal l’Équipe au Japon, mais c'était un moyen de mettre un pied dans une entreprise française, de retravailler avec des français. En 2020, 21, 22 j'ai travaillé pour France Télévisions ( j'ai maintenant mes chroniques chaque été). Et puis il y a eu mes livres, un en 2019 et celui-ci. Inshallah. Mais j'en ai envie oui. 

D'abord et je le raconte, parce que il y a un double plafond de verre pour une personne comme moi, le fait d'être un étranger et d'avoir bientôt 50 ans. Au Japon il faut commencer tôt pour réussir, de préférence être Japonais et cravacher dès l'école primaire. Je suis parti avec vingt ans de retard et si j'ai eu un parcours incroyable, irrémédiablement, le temps me rattrape. Si je dois avoir une deuxième vie et non pas une fin de vie, c'est en France; et là oui, je pense qu'on peut parler de passage, de transmission, j'ai une méthode, une philosophie, une savoir que j'ai acquis ici depuis trente ans et qui peut servir à la France, à l'occident.

Comment voyez-vous l'évolution de la France depuis Tokyo ?

Comme j'aime mon pays, que je veux y rentrer, je suis assez idéaliste et subjectif. J'ai beaucoup d'espoir, j'aime la liberté qui y règne, les côtés multiculturels, le rapport démographique avec la jeunesse d'une certaine immigration, tout ce que je n'ai pas au Japon en fait. Je ne suis pas aveugle, je lis le journal français toute les semaines, j'écoute mes proches qui y vivent, je sais qu'il y a une montagne de défis, des dysfonctionnements, des peurs, mais bon, c'est juste une question de choix non ? On fait un choix, on le vit, on se bat, on a plus de défaites que de victoires mais à l'arrivée on a fondé quelque chose : c'est une famille, c'est un mouvement/idéologie, c'est un art, ou c'est un pays. L'important avant le résultat, c'est les convictions et les idées qu'on apporte.

Critique et amoureux du cinéma, pouvez-vous nous dire vos 4 films préférés et pourquoi ?

Blade runner : pour la lumière qui jaillit en permanence des ténèbres dans ce film. L'amour qui sauve le protagoniste (Harisson Ford) être humain désabusé, corrompu, perdu. La vie  qui bouillonne même dans les bas-fonds , et même l'espoir de vie, d'amour, dans les androïdes. C'est pour moi un opéra existentiel, humaniste. 

Out of Africa : C'est la force d'une femme, le rêve d'une époque, mais aussi le sentiment qu'elle a dès de début que les forces de l'Histoire sont contre elle. Mais elle se bat contre les dieux de cette terre, petite humaine fragile, pour les autres, ses amis/employés africains, son rêve, son rêve d'abord. C'est la force du rêve, et rêver ce n'est pas avoir la tête en l'air, c'est avoir les pieds dans la terre.

Monthy Python  Sacré Graal : là c'est la force de l'humour, de la dérision. Un peu comme les romans de Kafka ou la Montagne magique de Thomas Mann. C'est montrer comment la société des hommes peut arriver à construire des machines, des sociétés totalement absurdes. Il faut savoir démonter tout ça avec le rire, avec la distance de l'humilité, avant que ce soit la guerre; c'est triste mais c'est on en rit ou on en meurt en fait, c'est là ou ce groupe anglais était génial. 

La mort aux trousses  : Hitchock dans toute sa splendeur. Cary Grant aussi. Hollywood c'est ça. La vaste Amérique, des défis globaux (ici la lutte contre le Nazisme comme dans les Enchainés), avec un rythme fou, un sens de l'intrigue absolument génial.

César et Rosalie  Mon film préféré de mon père c'est sans doute Un Éléphant ça trompe énormément car les quatre c'était comme ma famille, c'était drôle, c'était le côté gai, joyeux de mon père. La fraternité, les jours heureux. Mais César et Rosalie c'est vraiment lui. La souffrance du temps qui passe, l'impossibilité de l'amour éternel, ou, ou peut-être au contraire, est-ce que le bonheur à la française ce n'est pas la mélancolie, qui n'est pas de la tristesse, qui est une certaine tendresse pour l'existentialisme, pour les Choses de la Vie, car c'est un peu une suite.

Tampopo  C'est un des films japonais qui m'a fait aimer le Japon contemporain. La passion des japonais pour la gastronomie, l'humour noir, la profondeur de tous les personnages, de toutes les scènes, comme si on assistait à plusieurs pièces de théâtre à la fois. Et puis la langue japonaise est belle dans ce film, un peu comme chez Ozu, les femmes ont une voix chantante, pleine d'espoir.

C'est l’époque de la bulle, le Japon est dans sa période ultra créative ; 1985 c'est le moment où les plus grands  couturiers japonais vont émerger, ou le pays va racheter l’Amérique, le Japon est sur le toit du monde et Juzo Itami, le réalisateur, a la folle ambition de changer son pays, de faire tomber les codes, les masques avec son humour noir décapant. Ça ne va pas durer puisqu'on va essayer de l’assassiner quelques années plus tard. Itami Juzo c'était une sorte de Charlie Hebdo à lui tout seul.

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