GILETS JAUNES : LA FRANCE PÉRIPHÉRIQUE, LA FRANCE D'EN BAS, LA FRANCE CENTRALE... QUAND LES POLITIQUES UTILISENT LES MOTS DU CLIVAGE... ANALYSE :

Par
Yasmina Jaafar
26 novembre 2018

La "France" est-elle dans la rue ? Quelle France ? Celle du "centre" comme le dit Marine Le Pen ? Celle "d'en bas", "périphérique" comme le développe le géographe Christophe Guilluy ? Le sémiologue, membre du Club La Ruche Média et PDG de l'agence ThinkOut Jean-Maxence Granier analyse le vocable utilisé par les politiques pour marquer les clivages et les oppositions autour de cette colère des #Gilets Jaunes.

Par Jean-Maxence Granier

Il y a celle d’en bas et celle d’en haut, il a la France périphérique et celle des centres-villes, il y a celle de ceux qui se lèvent tôt et celle de ceux qui voyagent loin, et depuis le 17 novembre il y a la France des trottinettes et celle des moteurs diesel. La vie politique française est traversée par ces oppositions qui structurent, quelques fois à l’emporte-pièce, le discours des dirigeants et des analystes, mais qui organisent aussi les représentations que les Français ont d’eux-mêmes, ce qui est plus intéressant et fait sens quand cette conscience nouvelle prend pour symbole un gilet « réfléchissant » ou mieux de « haute visibilité » mettant en lumière ceux qui se trouvaient invisibles. De fait, la République se veut une et indivisible, mais la France se pense comme divisée. La monarchie contre la République, les dreyfusards contre les antidreyfusards, la gauche contre la droite, et aujourd’hui les conservateurs contre les progressistes ou les élites mondialisées contre les assignés à résidence, ces grandes lignes de partage disent le tropisme hexagonal, à la fois politique et intellectuel, pour le clivage dual mais aussi la réalité du creusement des inégalités et d’une société qui s’interroge sur sa propre cohésion[1]. Et si nous rappelions ce 11 novembre dernier que dans les tranchées se mêlaient paysans, ouvriers et bourgeois et que l’on se souvient que face à l’occupant Aragon chanta la rose et le réséda, il faut un ennemi commun, allemand si possible, pour que la France soit vraiment Une. Et pour l’heure le risque écologique, pourtant maximal, ne semble pas pouvoir jouer ce rôle.

Les Gilets jaunes qui sont dans la rue ou plus justement sur les ronds-points, plus conformes à la spatialité qui leur est propre, réitèrent la question à nouveaux frais avec une nième incarnation du Peuple, ici radicalement coupé de ceux qui sont supposés le guider. C’est du moins la posture commune à une Marine Lepen et à un Jean-Luc Mélenchon. La première a parlé du « peuple central »[2], replaçant habilement au centre ce peuple «périphérique » décrit par Christophe Guilluy[3], qu’elle ne confond ni avec les bobos des centres-ville ni surtout avec cette France émigrée trop récente à son goût des banlieues et des quartiers. Se décalant de la France d’en bas, préoccupée de social, elle se remet au cœur du jeu politique en remettant au centre ceux qui peuvent avoir le sentiment d’en être tenus en lisière, ceux qui ont d’abord des préoccupations fiscales, ceux dont l’angoisse première est justement de devenir des assistés, fût-ce pour un plein d’énergie fossile. Derrière cette prétention à la centralité, il y a un découpage qu’il faut entendre ainsi : les élites mondialisées et européanisées et l’émigration de peuplement, qui sont les deux faces de la mondialisation, faisant face au Peuple réel des Français, celui d’une classe moyenne qui embrasse large et partage les mêmes doutes. De l’autre côté, Jean-Luc Mélenchon construit la (presque) même opposition, distinguant la légitimité légale du pouvoir à la légitimité morale du Peuple, celle de ces « enracinés » obligés de rouler en voiture pour vivre et travailler et pour qui les fins de mois ne sont pas simples. Cette « lutte populaire », c’est celle des gens, transfigurés en sujet de l’Histoire en marche, c’est « tout le monde…les classes moyennes, les ouvriers, les chômeurs, les retraités »[4], c’est « la démocratie sociale » contre « la démocratie parlementaire ». Il oppose volontiers, comme dirait Benjamin Grivaux, « le pays réel au pays légal »[5], pour viser la convergence des luttes, et continuer dans la rue le dégagisme débuté dans les urnes par Macron lui-même d’ailleurs, opposant les « puissants » à la puissance du Peuple. Se dessine alors une sorte d’unité paradoxale entre la droite nationaliste et la gauche insoumise qui s’essayent chacune, dans une forme de compétition, à saisir la même opportunité politique, avec des grilles de lecture distinctes, la Nation ici, la Classe là, mais convergentes et populistes, puisqu’elles instancient un Peuple contre ses élites.

En regard, le gouvernement et le macronisme dont il est l’émanation, se trouve ici engagé dans un dialogue de sourds face à un mouvement (peu) structuré par les réseaux sociaux et sans représentants véritablement identifiés. Il y a dans cette situation comme une ironie historique puisque l’opposition la plus vigoureuse de ce début de quinquennat se veut elle-même à distance d’un vieux monde appuyé sur les parties ou les syndicats, qu’elle s’est structurée en quelques semaines, comme le fit en quelques mois En Marche et qu’elle prétend installer une confrontation, musclée et directe, avec un jeune président de la République qui s’est coulé dans la constitution de 58 avec une aisance toute jupitérienne en semblant zapper les corps intermédiaires tout comme le font les Gilets jaunes. Le gouvernement, de bonne guerre, insiste sur les limites quantitatives (« seulement 300.000 personnes ») d’un mouvement « qui s’essouffle », comme qualitatives : un mouvement soutenu par des oppositions en déshérence politique voire agi en sous-main par des extrémistes. II aurait tort cependant de sous-estimer l’impact et la force de ce qui n’est peut-être pas le Peuple, mais au moins une foule qui se pense comme si elle l’était. Et cette foule a pour elle d’être effectivement très variée en termes d’âges, de statuts (salariés, chômeurs, agriculteurs, retraités), d’opinions politiques voire de niveaux de vie. Elle mêle sans doute ruraux, rurbains, habitants des petites villes de province, mais aussi de la région parisienne et concerne tout le territoire français, même si elle se concentre davantage sur cette diagonale du vide qui symbolise ces territoires souffrant économiquement, mais aussi en termes de visibilité symbolique. Cette transversalité est à prendre au sérieux, bien au-delà du nombre de gens mobilisés et la dénonciation de l’absence de légitimité politique ou de la violence d’un mouvement qui pourrait sortir du cadre démocratique en visant une forme de sédition, ne suffira pas à l’éteindre. Et si les fêtes de fin d’année y parvenaient, il risque fort de renaitre sous d’autres formes.

La bonne question n’est sans doute pas tant de savoir si c’est bien le Peuple tout entier qui est dans la rue pour se faire entendre ou bien s’il ne s’agit que d’une simple grogne, d’une colère de quelques-uns condamnée à être récupérée ou à s’éteindre. La première lecture finirait par mettre en tension la démocratie elle-même, puisque c’est aussi le Peuple qui a élu Macron, et sans soute bon nombre de Gilets jaunes aujourd’hui déçus. La seconde confirmerait un fonctionnement par trop autiste du pouvoir et viendrait creuser cette cassure qui devient béance et qui a sans doute nourri le mouvement en cours à coup de petites phrases perçues comme déconnectées du réel ou comme méprisantes, mais aussi par des décisions politiques semblant d’abord favoriser les premiers de cordée sans que ceux qui sont derrière ne ressentent vraiment tous les bénéfices du ruissellement.

Il me semble que cette crise recèle trois opportunités à saisir, loin des stratégies de récupération globalisantes évoquées plus haut :

La première concerne l’État qui peut trouver là les voies nouvelles d’un dialogue. Une forme de mépris initial, très « droit dans ses bottes », n’est sans doute pas de mise et il semble que de nombreux appels issus de certains syndicats ou de la majorité elle-même aillent dans ce sens. Le seul recours à plus de pédagogie est une impasse, le seul rappel à la loi et à l’ordre aussi, aussi nécessaire soit-il. Il faut mettre les problèmes sur la table en termes de taxes et de lisibilité de l’impôt et de son affectation, en termes de mobilité et de transition énergétique et en termes de niveaux de vie et d’habitat.

La seconde concerne les Gilets jaunes qui sont légitimes dans leur désir de se faire entendre et de peser dans le débat et qui le seraient moins s’ils remettaient en cause le cadre même de ce débat. Il faudrait voir par exemple comment prendre en compte positivement ces capacités d’auto-organisation spontanée appuyées sur les réseaux sociaux pour pousser plus loin l’exercice en définissant des objectifs, des contre-propositions, en mettant en avant de porte-paroles. Cette horizontalité rendue possible par la technologie et provoquée par l’affaiblissement de ces corps qui ne jouent plus leur rôle d’intermédiaire, ne doit pas seulement servir à organiser des rendez-vous sur les Champs-Élysées, mais aussi soutenir la mise en forme du passionnel, ici le ras-le-bol, dans le débat public.

Et enfin pour la société française elle-même, c’est peut-être l’occasion de sortir de ces fameuses oppositions sans doute trop simples dans lesquelles elle peut s’enfermer et se perdre. De fait, si on en revient aux causes du conflit, à l’enjeu d’un « signal prix » visant à terme à baisser à moyen terme l’empreinte carbone et à court terme les microparticules, on note que cette préoccupation n’est pas étrangère aux Gilets jaunes, mais qu’ils ont l’impression d’être les seuls à qui cela va vraiment coûter, malgré des promesses d’accompagnement qui, s’ils sont tenues, les laissent entre les mains de l’État dont ils se défient en partie. Comme le dit Nicolas Hulot, la question de la fin du mois rencontre celle de la fin du monde et les difficultés du local s’entrechoquent avec les enjeux du global. Il me semble qu’il y a ici un double défi de taille. Le premier est de faire entrer dans le jeu démocratique ceux qui, au-delà d’un malaise économique bien réel, s’en sentent exclus, et donc d’une certaine façon de réinventer les règles de ce jeu, au risque sinon de voir la démocratie s’affaiblir. Le second n’est pas de faire disparaître comme par magie les différences, les oppositions et les rapports de forces qui structurent le monde social, mais de les reconnaître et de les nommer pour, à partir d’eux, dégager une vision commune et négociée face à des risques qui nous concernent tous, ceux du double maintien d’un écosystème naturel mais aussi d’un système social et politique qui permet d’agir ensemble.

[1] Voir les débat sur le défilé de janvier 2015 et sur qui était Charlie et qui ne l’était pas

[2] https://www.rtl.fr/actu/politique/gilets-jaunes-marine-le-pen-evoque-sur-rtl-un-grand-succes-du-peuple-francais-7795617239

[3] La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires de Christophe Guilluy

[4] https://blogs.mediapart.fr/alberteins/blog/221118/jean-luc-melenchon-speciale-gilets-jaunes-et-24-novembre

[5] http://www.leparisien.fr/politique/pays-legal-et-pays-reel-benjamin-griveaux-reprend-maurras-en-pensant-citer-un-resistant-15-11-2018-7943523.php

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