TRIBUNE : LE GRAND DÉBAT NATIONAL OU LA CONFIANCE MISE À L'ÉPREUVE... DE TOCQUEVILLE

Par
Yasmina Jaafar
13 février 2019
PAR FRANCIS YAICHE

Francis YAICHE, Professeur des Universités et membre du #CLUBDELARUCHEMEDIA revient sur la crise actuelle par le prisme des différents mouvements qui ont jalonné notre Histoire. De Tocqueville à nos jours... pourquoi les Français se révoltent-ils ? Réponse laruchemedia.com :

"On dit qu’il n’y a point de péril parce qu’il n’y a pas d’émeute. On dit que comme il n’y a pas de désordre à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. (…) Sans doute le désordre n’est pas dans les faits mais il est entré bien profondément dans les esprits. (…)" Alexis de Tocqueville, discours du 27 janvier 1848 à la Chambre des députés quelques semaines avant que n’éclate la révolution de 1848.

D comme Débat, Déballage, Désordre, Démagogie, Despote, Démocratie.

“Pourquoi les Français se révoltent-ils périodiquement ?” me demanda récemment une enseignante russe de M’Gimmo, l’équivalent de notre E.N.A., à propos du “mouvement” des Gilets Jaunes, un mouvement que j’avais tenté, avec beaucoup de difficultés, de lui expliquer.

« Pourquoi, c’est une très bonne question, ma chère « Rica », et je vous remercie de me l’avoir posée et je vais essayer d’y répondre sincèrement... »

Son sourire me signala qu’elle avait compris ma référence aux Lettres Persanes de Montesquieu et à Franck Lepage et que je m’apprêtais à lui servir une parodie de réponse d’énarque devant la complexité de la question : en effet, j’avais fait quelques temps auparavant une conférence sur « la langue de bois » et ses matrices discursives, sur l’arme de la reformulation, sur « la langue de coton », ( la langue définitionnelle dont Jacques Chirac était le grand spécialiste), enfin, sur la septième fonction du langage, autrement dit sur la fonction performative d’une possible novlangue politique mâtinée d’un patois managérial, les hommes politiques comprenant de plus en plus la gouvernance d’une nation comme celle d’une entreprise. Emmanuel Macron n’avait-il d’ailleurs pas déclaré sa volonté de faire de la France une « start-up nation », à l’aune de l’Estonie ou d’Israël ?

Je ne voulais pas lui faire subir une conférence structurée et stéréotypée à partir des entrées classiques de la grille argumentative ECCSOTIC : les Français se révoltent pour des raisons économiques, culturelles, communicationnelles, sociales, organisationnelles, techniques, individuelles et psychologiques, contextuelles...

Donc, pourquoi se révoltent-ils ? En premier lieu, parce qu’ils en ont la possibilité, parce que la liberté de parole et de manifester sont chez nous des droits imprescriptibles ; et les Français en usent, certains diront, en « abusent ». C’est sans doute aussi pour eux une nécessité organique, vitale, une sorte de mission, comme s’ils étaient mus par une force politique supérieure, comme s’ils étaient les vestales ou les veilleurs, gardant le temple de l’idéal démocratique, de la Démocratie (avec un grand D) « en marche ». Mais on sait que la démocratie est toujours à réinventer, à parfaire : « Democracy in progress », comme « travaux en cours », et pas question d’abdiquer, d’arrêter les travaux, de faire autrement pour ce peuple qui revendique d’avoir initié et « franchisé » la Révolution contre l’absolutisme royal (ou de quelque autre bois) dans le monde entier, alors que la Grande-Bretagne, et même l’Amérique, avaient montré la voie. On se souvient sans doute que les Anglais avaient coupé la tête de leur roi bien avant que les Français ne le fassent, et, qui plus est, à deux reprises, en 1640 et en 1688. Les Américains, quant à eux se libéraient du joug britannique dès 1763, déclenchant des violences, des troubles sociaux, puis, la “Révolution” et la guerre d’Indépendance des Etats-Unis (1775-1783). Il est sans doute curieux de relever que le détonateur de cette révolution fut des taxes (!!!), imposées par la Grande-Bretagne à ses colonies d’Amérique du Nord, taxes destinées à regarnir les caisses d’un état épuisé par les sept ans de guerre (1756-1763) menée contre la France et l’Autriche, une guerre aboutissant toutefois pour la France de Louis XV – puis de Louis XVI - à la perte de ses colonies d’Amérique du Nord. La Constitution américaine qui sortit en 1787 ne cachait toutefois pas son inspiration des philosophes français des Lumières et de leurs idéaux républicains et démocratiques de liberté, d’égalité et de bonheur.

La démocratie “en marche”!

L’Histoire, pour Alexis de Tocqueville, comme pour Victor Hugo et tous les penseurs du 19ème siècle, est « en marche » vers le Progrès : pour le premier, grâce à la volonté des peuples qui réclament « toujours plus de démocratie » et se révoltent pour retravailler au maillet, inlassablement et ensemble, la « pierre taillée » de la démocratie ; pour Hugo, on avance vers des horizons de lumière(s), voire de bonheur(s), on s’affranchit de nos sujétions, grâce au développement de la science et de l’instruction-éducation. Dans cette optique, le mouvement des Gilets Jaunes est à comprendre comme le énième soubresaut d’une “longue marche” nous menant malgré tout, “soyons optimistes”, vers toujours plus de démocratie. Hypothèse sans doute paradoxale et à contre-courant des analyses médiatiques à l’heure de la peur de la montée des populismes et de la multiplication des démocratures. « Chez les peuples démocratiques, nous prévient Tocqueville, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité. Ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux mais sans jamais se dérober à leurs regards et en se retirant, elle les attire à sa poursuite. » La conquête de la démocratie comme un tango argentin.

Les Français constituent “un peuple démocratique”, au sens de Tocqueville, et leurs luttes leur ont permis d’obtenir nombre de conquêtes en matière de liberté et d’égalité. Alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? “On avance, on avance”, chante Alain Souchon, qui d’une façon prophétique ajoutait “On avance, c'est une évidence : on a pas assez d'essence pour faire la route dans l'autre sens». La France avancerait ainsi fièrement sur la voie de la démocratie quand d’autres nations feraient du sur-place ou du rétro-pédallage. Mais elles finiront bien par suivre le mouvement ces nations à la traîne. Arrogance française, diront certains.

Savez-vous qu’un chauffeur de taxi arménien, m’a demandé à Moscou, dans un grand éclat de rire, si les Français ne pouvaient pas rendre le service à la Russie de venir la coloniser un peu ? Croyez-vous que les Russes soient des moujiks dans l’âme et qu’ils se soumettent invariablement au tsar ou au “Petit Père des Peuples” ?

Si vous croyez à la géographie, à l’histoire et à la génétique, alors oui, sans doute, “l’ADN” des Français, qui est un cocktail explosif de Bretons, de Grands Bretons cabochards, de Chouans vendéens, de sang chaud-bouillant méditerranéen, antillais, basque, alsacien, corse, etc., alors sans doute cet ADN a-t-il une quelconque responsabilité dans ces révoltes, émeutes et révolutions. Et on peut poser alors, comme Emmanuel Macron, que “les Français sont des Gaulois réfractaires”, et que les Gilets Jaunes sont les enfants d’Astérix faisant cercle pour résister à César ou à Jupiter. Le Général de Gaulle ne disait-il pas, en son temps, qu’il est impossible de gouverner un pays qui a autant de fromages que de jours dans l’année ?”

Grand Débat National ou Grand Déballage ?

Le mouvement des Gilets Jaunes et son corollaire le Grand Débat National – ou Grand Déballage, comme on voudra - voulu par le président Macron, en réponse et contre-point aux revendications d’une partie des Français, seraient-ils in fine un “moment”, en regard de la grande Histoire et le temps long, aussi important que la Révolution française ou Mai 68, ou bien, au contraire, un flop, un pétard mouillé dont on oubliera vite le souvenir ? Ce qui est troublant dans cette affaire, en effet, c’est qu’on a passé, en quelques semaines, d’une revendication très catégorielle et concrète, l’annulation de la hausse du prix du carburant, à une revendication plus générale, plus politique, plus organique : la “cause du peuple”, la “démocratie participative”, singulièrement, la mise en place du “RIC”, le “Référendum d’Initiative Citoyenne” pour “surveiller” le “personnel” politique, un point contenu d’ailleurs depuis des années dans les programmes de certains candidats à l’élection présidentielle : Ségolène Royal ou Bruno Lemaire, pour ne parler que d’eux.

Révolutions, révoltes, émeutes, soulèvements, manifestations… les Français disposent en effet d’un vaste répertoire – ou pourrait dire aussi d’une “boîte à outils”, quand il s’agit de contestation et “d’opérer” le régime : Vercingétorix résistant aux légions romaines de César, Jeanne d’Arc, les Chouans de Vendée, les Révolutions de 1789 (révolte de la bourgeoisie), de 1793 (révolte du peuple, révolte de la faim), de 1848, la Commune de 1871, Mai 1968, les émeutes des cités de banlieues (étrangement absentes du mouvement des Gilets Jaunes malgré le plan Borloo, balayé d’un revers de manche par Emmanuel Macron disant que “deux mâles blancs qui font un plan, ça ne marche plus comme ça”), les deux millions de manifestants en 1995 contre le plan Juppé de réforme de la Sécurité Sociale et des retraites (plan finalement retiré), les 400.000 étudiants et lycéens dans la rue contre le CPE de 2006, “Contrat de Première Embauche”, loi voulue par le premier ministre Dominique de Villepin, votée à l’Assemblée Nationale, loi finalement retirée ; puis en 2010 à nouveau des manifestations contre la réforme des retraites voulue par Eric Woerth, contre la loi travail portée en 2016 par la ministre Myriam El Khomri, mais aussi les manifs contre la loi ouvrant le mariage civil au couples de même sexe en 2014, les marches républicaines de janvier 2015 après les attentats contre Charlie Hebdo (plus de quatre millions de personnes), “les bonnets rouges”, bretons protestant contre les portiques-péages pour les poids-lourds, la Nuit Debout de 2016, une contestation de la loi Travail qui s’élargit à une contestation plus globale des institutions politiques et du système économique, à une demande de démocratie directe.... etc. Un catalogue redoutable.

“Un pétard qui n’attend plus qu’une allumette”

Pour qu’il y ait “explosion”, il faut deux choses : un détonateur et de la poudre. On sait que le détonateur de Mai 1968 fut le mouvement du 22 mars, emmené par Daniel Cohn-Bendit, le mouvement des “Enragés” de Nanterre, qui protestaient contre l’interdiction faite aux étudiants de rendre visite aux étudiantes dans leurs chambres des Cités Universitaires! Mais “les eaux de mars” ne seraient jamais devenues le tsunami de “mai 68” s’il n’y avait eu dans la jeunesse française le désir puissant de liberté, le désir d’en finir avec la censure et la répression d’un régime vieillissant. On sait aussi que le détonateur du mouvement des Gilets jaunes a été l’augmentation du prix de l’essence et le passage de la vitesse sur les routes secondaires de 90 à 80 km/h. Ces deux revendications, d’apparence catégorielles et, pour certains, “futiles”, se muèrent progressivement en une demande de davantage d’écoute du peuple puis, logiquement, de davantage de démocratie, et notamment de démocratie participative.

Comme nous l’avons relevé, il y a, en France, une tradition politique, idéologique, et même philosophique. Ce sont les anarchistes avec le “Ni dieu, ni maître”, Proudhon  avec la Philosophie de la misère, et plus récemment le“On a raison de se révolter”de Jean-Paul Sartre, une phrase célèbre de 68, reprise dans les tags des Gilets Jaunes en décembre 2018, prouvant, par là, leur “inscription” dans un continuum, une tradition philosophique, et, surtout, situant le mouvement dans une dialectique légitime. Au pays de Descartes, on pense qu’il est “raisonnable” de se révolter contre l’oppression, contre la tentation de la verticale du pouvoir, toujours à l’œuvre ou renaissante, de ne pas se soumettre aux oukazes jupitériens, en particulier du point de vue de la marche vers la démocratie prônée par Alexis de Tocqueville dans “De la Démocratie en Amérique”.

« Et la confiance, bordel ! » Attention à la marche !

Tocqueville est souvent évoqué dans cette crise comme un référent, voire comme un mantra, l’explication magique d’une séquence que l’exécutif n’a pas anticipée dans son management jupitérien des réformes entreprises, séquence qui avait pourtant été précédée de mouvements comme les « bonnets rouges », « La Nuit Debout », ou encore comme la grève dure conduite par les syndicats et les salariés, contre la réforme de la SNCF.

En réalité, dans l’urgence qu’il y a aujourd’hui à prédire la « fin » du conflit, l’utilité de la lecture de Tocqueville réside essentiellement dans la question de savoir si cette éruption est l’expression d’un populisme qui nous conduira immanquablement vers un régime « fort », une « démocrature », ou au contraire, le soubresaut d’un peuple en quête de « toujours plus de démocratie ». Les Russes ont, eux, depuis longtemps réglé la question de savoir si on doit être optimistes ou pessimistes en regard de l’Histoire, avec cette célèbre phrase d’Alexandre Zinoviev, dans “Les Hauteurs Béantes” : “Le pessimiste dit “ça ne peut pas aller plus mal.” ; l’optimiste dit : “mais si, mais si.”

Tocqueville, homme du XIXème siècle, épouse, nous l’avons dit, l’idéologie de son époque, la « croyance », l’espoir romantique hugolien d’un horizon toujours meilleur par la vertu de la science en marche et de l’éducation des masses. Mais le XIXème siècle a confiance en l’avenir. Et là est toute la différence. Dans la France de 2019, la confiance, tous azimuts, s’est effondrée d’une façon plus qu’inquiétante, comme le révèle le sondage commandé par le CEVIPOF, le Centre de Recherches de Sciences Po. Et ceux qui touchent le fond, et qui descendent depuis 2009 dans les profondeurs abyssales, sont les hommes politiques et les journalistes des media établis. Comment alors faire société quand on n’a plus confiance dans ses représentants politiques, dans ceux censés vous informer objectivement et loyalement, dans nos commerçants, nos hôpitaux et laboratoires, nos chefs d’entreprise, la Bourse, les banques, les enseignants, la police, la justice, nos voisins, même ?

La manière de sortir de cette crise est évidemment là. Malheureusement, la confiance ne se décrète pas. Elle se conquiert par l’exemple. A la manière d’un capitaine d’équipe de rugby qui ne donne pas des ordres à ses co-équipiers mais « mouille le maillot », « s’arrache » pour aller porter le ballon entre les deux poteaux ; ou à la manière d’un chef d’orchestre philharmonique qui de par son charisme et de par sa compétence, est capable de faire jouer harmonieusement, voire de façon sublime, pour le bonheur de tous, des musiciens ayant des cultures musicales – et même nationales – différentes. Jupiter est, certes, descendu dans l’arène, a enfin « mouillé le maillot » dans des débats-fleuves de six heures, manches retroussées et verbe modeste aux accents sincères. Mais il lui reste à prouver qu’il écoute tous et chacun et que son but est vraiment de gagner le match aussi bien pour les avants (les fameux « premiers de cordée ») que pour les « arrières » ou les remplaçants sur le banc de touche. Une bataille de l’opinion d’autant plus difficile à gagner que, comme le relevait en son temps Pierre Bourdieu « l’opinion publique n’existe pas ».

« L’ethos politique, prévenait Patrick Charaudeau, nous renvoie des images difficiles à saisir car tantôt elles se contredisent entre elles, tantôt elles dérivent vers des effets non désirés. Il y a, par exemple, contradiction entre la valeur positive (parfois non avouée) accordée à l’image de « puissance » de l’homme politique provenant d’une situation confortable (qu’il soit pauvre lui ferait perdre de sa crédibilité) et celle, négative, accordée à l’image de « nanti » incapable de partager les souffrances des pauvres. Contradiction entre l’image positive « d’intelligence », voire « d’esprit de ruse », nécessaire à tout homme politique, et l’image négative « d’hypocrisie » qui peut l’accompagner. Contradiction encore entre l’image positive d’un « papa protecteur » prenant en charge l’avenir de ses concitoyens, et son retournement en image négative de « paternalisme » infantilisant. Il peut aussi y avoir contradiction entre deux images positives opposées comme peuvent l’être un ethos de « contrôle de soi », voire de « sagesse » nécessaire à la construction de la symbolique du chef (cet ethos peut être perçu négativement comme dénotant un esprit « froid et calculateur » se réfugiant derrière la raison d’Etat) et un ethos de « passion » faisant apparaître une humanité sous le masque de l’homme politique également nécessaire à la construction d’un chef humain. La voie est étroite pour l’homme politique qui, ne sachant pas quels sont, à un moment donné, les imaginaires les plus sensibles, doit savoir conjoindre des contraires : se montrer à la fois diplomate et engagé, protecteur et dynamisant, distant (grandeur oblige) et proche (citoyenneté oblige), rusé mais honnête, riche mais non corrompu, etc. Et ce d’autant plus qu’une même attitude peut être construite en image positive par ses partisans et en image négative par ses adversaires. Tel chef d’Etat adoptant une attitude silencieuse face à une situation de crise sera taxé par les uns d’homme « réfléchi » qui écoute avant d’agir, et par d’autres d’homme « autoritaire » qui prépare son coup en silence ou d’homme « impuissant » montrant son incapacité à réagir. [1]

De la collapsologie

Si les premières manifestations et surtout les blocages des ronds-point routiers avaient permis aux victimes de la crise économique de sortir de chez eux pour se retrouver et convertir leur « honte » en fierté, pour restaurer ensemble de l’estime de soi (nous sommes des travailleurs, nous sommes des Français !), on constate que de samedi en samedi (le treizième au compteur), le nombre de manifestants se réduit comme une peau de chagrin, et que ce phénomène est dû à la fois à la mutation des revendications des Gilets Jaunes (la question de la hausse du prix du carburant est depuis longtemps oubliée) en une revendication plus générale et à la fois au risque qu’il y a désormais à se retrouver au milieu d’affrontements hyper-violents, alors même qu’on souhaite manifester de façon pacifique, bon-enfant, voire en famille. De semaine en semaine, ne restent plus que des hommes, parfois braillards, souvent obscurs dans leurs revendications, et malheureusement instrumentalisés et manipulés. Un mouvement qui n’échappera pas à la déconsidération généralisée de la population, de la méfiance, « aidé » en cela par les tentatives de récupération des extrêmes et des « ultras » -  droite comme gauche – par les focus des media et des politiques sur les dérives violentes, les slogans antisémites, les débordements racistes et homophobes, les menaces et agressions verbales ou physiques de quelques incontrôlables. L’effondrement de la confiance dans la sincérité et dans la justesse des revendications des Gilets Jaunes risque d’avoir raison de lui.

D’un autre côté, l’exécutif en prenant le risque d’organiser des États Généraux de la parole publique, met de son côté les Français qui commencent à être lassés par le désordre provoqué sur l’économie française et sceptiques, voire outragés, par les slogans antisémites ou racistes pas ou peu condamnés par les têtes d’affiche présentes sur les plateaux de télévision. On peut avoir l’impression que ne subsistent dès lors que des jusqu’au-boutistes violents, manipulés par l’ultradroite et l’ultragauche, souhaitant en découdre avec le système, au fond les institutions de la République, la démocratie.

Manifestement la composition sociologique des Gilets Jaunes a mué du fait des dérives et dérapages non-contrôlés, notamment de la part des black blocks radicalisés. Le mouvement spontanéiste et sympathique, inorganisé et bon enfant fait aujourd’hui peur dans ses propres rangs car il n’a pas voulu (c’était sa force au début), ou pas pu, faire la « police » dans ses propres rangs et clarifier ses objectifs. Des divisions sont nées, la cohésion et la cohérence éclatent aujourd’hui. Et une grande lassitude du reste de la population.

Mais qu’attend-on au juste de plus, en République, d’un bon, d’un grand président ?

Mais qu’attend-on au juste de plus, en République, d’un bon, d’un grand président,

interroge aussi Eric Landowski. « Suffit-il que gouvernants et gouvernés communiquent ensemble sur le mode de l’incantation, que la nation rassemblée autour de son chef communie dans l’expression d’une “certaine idée” d’elle-même, c’est-à-dire, en fait, dans le culte d’un corps de croyances et de sentiments partagés qu’il s’agirait alors tout au plus de célébrer rituellement ?  Ou bien faut-il aussi que le héros sache traduire tout cela sous la forme d’orientations et de décisions précises, autrement dit dans une action politique ?  En fait, au lieu d’opposer ces deux dimensions — l’une réflexive et plutôt statique, l’autre orientée vers un agir, donc transitive et dynamique — comme si elles s’excluaient mutuellement, mieux vaut sans doute les considérer comme deux facettes complémentaires de la figure générique que nous essayons ici de définir.  Les exemples historiques le montrent en effet, une société ne trouve jamais mieux en qui se reconnaître qu’en période de crise, c’est-à-dire lorsque la conjoncture, mettant à l’épreuve les capacités de ses dirigeants, révèle tel d’entre eux comme l’incarnation de la totalité en action ; à tel point qu’une fois passée la tempête — une fois l’Histoire redevenue étale —, celui qui vient de faire figure d’ultime recours (de “sauveur”) tombera bien souvent à l’occasion du premier scrutin venu. Le héros, pour s’imposer comme tel, doit par conséquent bénéficier d’une conjoncture qui lui permette de figurer à la fois et l’“être” et le “faire” de la collectivité — son identité à elle-même et son devenir —, ou mieux, l’un à travers l’autre, quitte à ce que les deux fonctions soient tantôt distribuées sur deux figures distinctes (la souveraine, qui règne — qui “représente” —, et un Premier Ministre qui “gouverne”), tantôt cumulées en un seul acteur capable de dire l’être ensemble à travers le discours d’une action commune ».

« L’a-moral » du capitalisme.

On le sait, l’économie et la politique dans l’Amérique du 19ème siècle et dans la France du 21ème siècle n’ont pas les mêmes fondements. Rappelons tout d’abord que la France ne réussit son « take-off » économique, c’est-à-dire son passage d’un « domestic system » endogamique à un « factory system » exogamique, qu’en 1870, soit presque un siècle après la Grande-Bretagne (1780), vingt ans après l’Allemagne (1850). Quant à l’Amérique, elle ne fait pas encore partie, au 19ème siècle, des pays hégémoniques. Ensuite, rappelons que la forme du capitalisme anglo-saxon du 19ème siècle est globalement thésaurisateur, alors qu’il est de nos jours financier et spéculatif. Les maximes des Almanachs américains de Benjamin Franklin assurent par exemple que « dépenser un shilling, c’est assassiner une génération de shillings ». Le puritanisme anglo-saxon, que l’on retrouve bien évidemment dans l’édification de l’Amérique et de sa démocratie, assure un lien organique et puissant entre la morale du capitalisme et l’éthique du protestantisme, pour reprendre le titre de la célèbre thèse de Max Weber. De nos jours, le capitalisme financier est ouvertement corrompu, voire maffieux (le BTP, les « affaires » des banques HSBC et UBS), et les religions n’exercent pas le même magistère moral, loin s’en faut (cf la loge P2 du Vatican de Lucio Gelli).

En Grande Bretagne, puis aux États-Unis, les puritains anglicans – et aujourd’hui les Évangéliques - développèrent la théorie du “calling”. C’est un devoir de travailler et de travailler encore et toujours, sans jamais dépenser son argent pour des activités de divertissement et de “plaisir”, car c’est un devoir religieux de devenir riche. Être riche, c’est être sous le regard bienveillant de Dieu, être “appelé”, élu. Et par conséquent, être ou rester pauvre est la preuve que Dieu ne s’intéresse pas à nous, qu’il se détourne, nous abandonne parce qu’on manque à nos devoirs religieux élémentaires : prendre de la peine sur terre et devenir riche pour gagner le paradis.

Ce syndrome de l’abandonnite s’est manifesté symboliquement par des “invisibles” décidés à se rendre visibles. Le gilet jaune renvoie aux automobilistes en panne, sur le bord de la route, ou aux accidentés de la route cherchant à se signaler à ceux qui ont la chance d’avoir du carburant pour continuer à circuler librement et à ne pas être assignés à rester enfermés chez eux, faute d’essence. “Tout va bien, dormez en paix, braves gens”, clame l’exécutif. Nous avons un plan, un projet, pour lequel nous avons été élus et rien ne nous fera dévier”. La surdité d’Emmanuel Macron, enfermé dans son Elysée, coupé de tout et de tous, fait bien sûr penser au discours alarmiste et prophétique prononcé le 27 janvier 1848 à la Chambre des députés par Alexis de Tocqueville, et ce juste quelques semaines avant la révolution de 1848 : « Au sein de ces classes ouvrières qui sont tranquilles, ne voyez-vous pas que leurs passions de politiques sont devenues sociales, qu’il se répand dans leur sein des opinions, des idées qui ne vont point seulement à renverser telle loi, tel  ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui. N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein, n’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elle est incapable et indigne de les gouverner, que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste, que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables, et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ?   »

Il n’est pas sûr que les débats, organisés à la hâte dans les gymnases des villes et villages, débouchent sur du concret, c’est-à-dire sur de l’action, des mesures de fond et non des « mesurettes ». Car le traitement des données n’est déjà pas une mince affaire, la traduction politique des résultats en est une autre. Il n’est pas sûr non plus que le symbole du gymnase, un lieu où s’affrontent « sportivement » des adversaires, en toute sincérité et loyauté, ne se transforme pas en lieu d’urgence où on accueille les rescapés victimes de catastrophes météorologiques.

Coordinations, mouvements et réseaux sociaux

Ce qui distingue toutefois cette séquence de notre Histoire de France de celle de l’Amérique découverte par Tocqueville, c’est tout d’abord l’apparition, ces dernières décennies, de “coordinations” doublant les “organisations” syndicales (celles des infirmières par exemple à l’époque de Mitterrand et de Jospin), de “mouvements” inorganisés, inclassables, “spontex”, difficiles à prévoir et à “périmétrer, du fait de deux événements articulés : 1- la quasi-disparition des grands partis et syndicats de la classe ouvrière – PCF, SFIO, PSU - pour cause de désindustrialisation de notre pays et de la quasi-disparition de la classe ouvrière, 2- l’apparition de nouvelles et puissantes “structures d’accueil” – les réseaux sociaux – des “lieux de discours” capables d’organiser un mouvement volontairement inorganisé pour ne pas donner prise à un pouvoir habitué à traiter, négocier, avec des représentants, un exécutif soudain désarçonné par cette “machine molle” ou “ce machin” pour reprendre le mot de De Gaulle à propos de l’O.N.U.

L’absence de cadre, de relais, pour accueillir et défendre les intérêts des “dominés”, l’effondrement de la représentation syndicale est donc le maillon faible du dispositif politique français - contrairement à l’Allemagne où les syndicats restent des contre-pouvoirs forts.

Il semble difficile de définir la sociologie des Gilets Jaunes, de les périmétrer géographiquement. Pourtant ce que les statistiques de l’Insee nous indiquent est clair : la crise de 2008 et ses dix années de baisse du pouvoir d’achat, de stagnation du niveau de chômage (aux alentours de 9 à 10°/°) ont produit près de neuf millions de pauvres dont 600.000 supplémentaires en dix ans. Certes, le mouvement des Gilets Jaunes est sans doute une crise de la parole et de l’écoute, mais c’est aussi à l’évidence, à l’heure des augmentations des prix, des taxes, des impôts, de la C.S.G., des amendes, à l’heure de la suppression ou de la diminution des aides (APL), de la non-indexation des salaires et des pensions de retraite sur l’inflation (environ 2°/° par an), un « ras-le bol », un cri de détresse de type « on n’en peut plus, on n’y arrive plus, stop ! » pour des populations pour lesquelles la voiture (une ou deux par famille) est une aliénation, une nécessité pour se déplacer tant la “désertification” des “territoires” (fermeture des écoles, des centres de santé, de la poste, de l’agence bancaire, des services administratifs, de la gendarmerie, des commerces, etc.) a créé des villages et des villes fantômes. Et au bout de la route, les populations des “territoires” connaissent l’angoisse du déclassement, de la paupérisation, de la grande dégringolade-glissade vers la possible misère. Un sentiment profond, puissant “d’abandonnite” : Jupiter et les autres dieux de l’olympe républicain ne se soucient pas de nous.

Curieusement, 50°/. des Français soutiennent le mouvement ou ont de la compassion pour ces compatriotes qui souffrent. Etonnant ? Non. La peur générale du “dévissage” social touche désormais les classes moyennes, y compris supérieures.

M comme Macron, N comme Nation ; mais aussi M comme “Aime” puis N comme “Haine”. “Tu vas nous le payer!”

La dimension morale et religieuse ne se vit évidemment pas de la même manière dans la France catholique et laïque que dans l’Amérique du 19ème siècle découverte par Tocqueville. Toutefois la morale républicaine « liberté, égalité fraternité » est, là, mise à rude épreuve quand les scandales des responsables politiques (l’affaire Cahuzac) ou de patrons voyous éclatent : salaires indécents, parachutes dorés pharamineux, planques et pantouflages (on découvre que Jacques Toubon, ancien ministre, le Défenseur des droits des citoyens émarge à 30.000 euros par mois, que Chantal Jouanneau préside une commission chargée d’organiser des débats et que, malgré son salaire plus que confortable, elle refuse d’organiser le grand débat national voulu par le président), fisc fraudé par les plus riches, exils et paradis fiscaux, la dernière « affaire » en date étant celle du patron de Renault-Nissan, Carlos Ghosn. Mais sans doute, compte tenu du rapport des Français à l’argent, ces affaires provoquent un scandale que d’autres pays ne connaîtraient pas, singulièrement les Etats-Unis.

Plus encore, le sentiment d’une bonne partie de la population est que la “promesse” du candidat Macron d’une gouvernance, nouvelle, équilibrée, harmonieuse, pour faire entrer la France dans le nouveau monde, une promesse qu’on peut résumer dans la formule préférée du président, “en même temps”, une formule souvent railléé, n’a pas été tenue. Cette formule sous-entendait, “je me préoccuperai en même temps des riches et des très riches, des entreprises (à qui je ferai le cadeau du CICE, un cadeau à 15 milliards par an contre la création d’emplois, plus le cadeau de l’exemption de l’ISF non immobilier) ; et en même temps je m’occuperai des pas très riches”. Résultat : en 2018, 93 milliards de dividendes versés aux actionnaires des entreprises du CAC 40, une réforme de la SNCF menée “à la hussarde”, sans véritable consultation des corps intermédiaires, une tentation du 49.3 et du “coup d’état permanent” du fait d’une Assemblée Nationale “godillot” aux ordres des “premiers de cordée”.

Promesse non tenue, sentiment de trahison, “dépit” amoureux et pour finir, instance de divorce. Comme dans un couple, il sera sans doute difficile de recoller les morceaux, même après les efforts déployés par le président pour descendre dans l’arène, aller au contact et débattre. Car, comme dans un couple, l’amour, ou à défaut l’affection, l’estime, la fascination, a fait place à de la détestation, de la haine, voire, dans certains cas, à de la haine meurtrière, comme l’avance la sociologue Dominique Schnapper. Et c’est la première fois dans l’histoire de la Cinquième République qu’un président atteint ce niveau de détestation. Comment expliquer un tel phénomène ?

Après le “dégagisme” des élections présidentielles de 2017 (la droite, la gauche, le centre, à la trappe!), beaucoup d’espoirs avaient été mis dans ce jeune homme brillant, intelligent, ce Bonaparte au Pont d’Arcole, emmenant ses troupes de “marcheurs” enthousiastes vers la Victoire. Sa promesse était de faire entrer la France dans le “nouveau monde” avec une gouvernance du “en même temps” : pour les riches et pour les “pas-riches”. Une hypothèse issue de la psychanalyse des foules pourrait être de considérer que tous les présidents, avant lui, ont connu des échecs, des “traversées du désert” : Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande alors qu’Emmanuel Macron, lui, si on excepte Normale Sup, n’a jamais connu l’échec, un parcours lisse, brillant : de l’ENA à la banque Rothschild puis au secrétariat de l’Elyséé, puis ministre de l’économie, puis président. L’équation populaire serait ainsi simple, un donnant/donnant:” On va te faire payer en échec politique ce que tu as prétendu nous faire payer!”


[1] Ibid pp.67, 68

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