CANNES / NETFLIX : JE T'AIME... MOI NON PLUS

Par
Yasmina Jaafar
21 mai 2019
PAULINE ESCANDE-GAUQUIÉ
Sémiologue
Maître de conférence

Le festival de Cannes dit encore non à Netflix

By Martin Scorsese

Aucun film original de Netflix n’a été sélectionné cette année dans la compétition officielle du festival de Cannes de 2019. C'est la deuxième année consécutive. Thierry Frémaux, le délégué artistique du Festival de Cannes depuis 2007, a annoncé ne pas avoir bougé la règle instaurée l’an dernier : les films en compétition officielle doivent sortir dans des salles de cinéma. The Irishman, film très attendu de Martin Scorsese produit par Netflix, ne sera ainsi donc pas montré sur la Croisette.

Pourquoi ça bloque pour Netflix à Cannes ?

En premier lieu, en France, la loi sur « la chronologie des médias » fait que diffuser un film en salles revient à ne pas le mettre en même temps à la disposition d’abonnés sur des plateformes de vidéo à la demande pendant plusieurs dizaines de mois. Ce, pour protéger l’exclusivité de la salle de cinéma. L’État par cette loi protège la diversité culturelle et la création de films de cinéma destinés à être vue en priorité en salle. Or, Un grand bouleversement a eu lieu dans l’univers du cinéma depuis quelques années. La menace se retrouve cristallisée autour de l’expérience de la salle qui jusqu'à maintenant était protégée par le système de la chronologie des médias que les plateformes cherchent à faire sauter[1]. Certains professionnels du cinéma français reprochent aux plateformes de faire passer l’objet cinématographique du sacré au profane et surtout au « jetable », au « consommable ». Les millions d’abonnés aux services de streaming payants et légaux de vidéo et films comme Netflix, Amazon et maintenant Disney et Apple ont pris l’habitude d’avoir accès à des milliers de films à portée de clics, n’importe où, n’importe quand pour une somme dérisoire de moins de 10 euros par mois. Il est donc plus difficile de faire se déplacer les spectateurs en salle et c’est un des arguments que met continuellement Netflix en avant : l’accessibilité. Sa base d’utilisateurs est près de 150 millions, ils doivent continuer à leur garantir l’effet avant-première.

En second lieu, n’importe quelle industrie créative fonctionne structurellement sur une abondance, l’utilisation de la data par les plateformes permet de repérer les projets ayant les faveurs du public pour ensuite les produire. Et Netflix a misé sur cette politique dès le départ avec le succès de sa série The house of cards. Ce modèle permet non seulement de mesurer le succès d’un contenu mais aussi d’accorder une attention particulière à la vitesse à laquelle les abonnés finissent une série ou un film et au taux d’achèvement.

En troisième lieu, Netflix a mis le paquet pour produire des nouveaux contenus n’hésitant pas à donner des moyens colossaux et une liberté artistique pour attirer les meilleurs talents. Netflix compte investir 15 milliards de dollars en 2019 pour créer du contenu exclusif et innovant, ce qui permet à l’entreprise de diversifier ses offres. Le dernier Black Mirror  Bandersnatch l’illustre bien, en innovant sur un format interactif où le spectateur choisit à la place du héros. Il semblerait que ce modèle s’applique aussi aux concurrents de Netflix qui investissent fortement dans la production : Apple a recruté Steven Spielberg, Jennifer Aniston et Oprah Winfrey pour Apple TV+ et Disney a promis d’investir 1 milliard par an pour créer ses propres séries. Netflix doit donc investir pour rester leader sur son marché. C’est David contre Goliath.

Netflix et le cinéma français

Affiche officielle Festival de Cannes 2019

En septembre 2014, quand la plateforme Netflix arrive en France, beaucoup de professionnels du cinéma français pense que ce géant du Net ne réussira pas à s’implanter en France pour cause « d’incompatibilité culturelle avec les Français » d’autant plus qu’à l’époque l’offre tricolore en SVOD existait déjà avec Canal Play (Canal +) et FilmoTV (Wild Bunch, pionnier de la SVOD en France). Quatre ans après, le groupe Canal+ annonce la fermeture de sa plateforme Canal Play et wild Bunch est en grande difficulté. Les professionnels du cinéma  français ont eu cette prétention mêlée de naïveté de penser que le public français continuerait de consommer la « qualité française » en priorité et qu’ils n’avaient donc pas besoin d’évoluer. Ils n’ont pas mesuré qu’en ne prenant pas au sérieux ces acteurs puissants, ils leurs laissaient le terrain libre, d’autant plus que dès 2014 une plateforme comme Netflix mise, tout juste arrivée, sur le marché français grâce à des contenus filmiques et des séries très qualitatives et innovantes. Quand Netflix sort en 2015 son premier film Beasts of a nation (réalisé par un réalisateur de la série culte True Detective), il le propose sur sa plateforme, soit un accès dans 50 pays auprès de 69 millions d’abonnés, en même temps que sa sortie en salles dans 27 salles seulement aux États-Unis. Netflix ne s’en cache pas, elle a le désir de s’attaquer à une nouvelle frontière en diffusant simultanément un film inédit en salles et sur un petit écran alors que le délai traditionnel était aux États-Unis de 90 jours entre la sortie sur grand écran et la diffusion sur le petit écran.

Pour le directeur de Netflix, Reed Hastings, l’enjeu est clair : « Notre boulot ? se débarrasser de l’ancien monde de l’entertainement en favorisant le streaming, le bingewatching et les algorithmes de recommandation pour entretenir le bingewathging »[2].  Concernant le cinéma, Netflix a fait du « day and date »[3] son cheval de bataille, misant sur l’effet positif de l’offre en salles vers la plateforme et vice versa. Elle mise également sur l’exclusivité hors salles, « direct to SVOD ». Quand les professionnels du secteur du cinéma français accusent la plateforme d’être « déloyale » en ne jouant pas le jeu.

Le débat se cristallise alors au sein de la profession en France autour de la chronologie des médias en fonction qui protège les intérêts des différents professionnels du cinéma français (producteurs, distributeurs, exploitants télévisions) en leur garantissant une fenêtre de diffusion exclusive. Le principal reproche des professionnels du cinéma aux plateformes (Google, Apple, Amazon, Netflix) est de détourner la chronologie des médias et de pratiquer l'optimisation fiscale pour payer le moins d’impôts possible en France. Yann Lafargue, le directeur de la communication de Netflix se défend ainsi : «  Cette polémique est vraiment franco-française. Nos adversaires mélangent tout et tentent de nous faire passer pour des voyous. Quand je vois les porte-parole de la FNCF[4] prétendre que nous ne payons pas la TVA c’est absolument faux. La part de TVA sur les recettes collectées en Europe sur Netflix est reversée ensuite aux autorités fiscales de chaque pays »[5]. Yann Lafargue use ici de la langue de bois car ce que lui reproche le CNC, au nom de l’équité, c’est de vouloir échapper à la taxe YouTube[6] qui s’applique aussi aux géants de la vidéo opérant en France, même si les sièges opérationnels se situent hors des frontières nationales. C’est le cas de Netflix, qui pilote l'ensemble de ses activités européennes depuis les Pays-Bas. Or, la « taxe Netflix » n’a jusqu’à présent jamais été appliquée, faute d'autorisation de Bruxelles qui voit d'un mauvais œil l’idée qu’un État puisse taxer une entreprise basée dans un autre État membre de l'Union européenne.

Ce que reproche finalement les pouvoirs publics et les professionnels français du cinéma aux plateformes, c’est que l’ensemble des recettes de cette taxe aurait dû être reversé au CNC dans la limite de 70 millions d'euros par an[7]. Il y a donc un vrai manque à gagner. L’argument avancé par Netflix quand on lui reproche de ne pas participer aux mécanismes d’aides du CNC est intéressant à retenir : « On ne finance pas le CNC parce que nous n’avons pas à le faire. Nous sommes un service OTT (over-the-top) »[8], expression désignant le fait que la plateforme se définit avant tout comme un fournisseur de programmes délinéarisés afin de justifier qu’elle soit indépendante du système d’obligations appliquées aux chaînes de télévisons traditionnelles. Yann Lafargue rappelle par ailleurs que Netflix participe en tant que OTT à la création : « Nous poursuivons nos investissements dans la création, en 2017 une cinquantaine de films originaux seront disponibles sur Netflix, soit presque un film par semaine. […] Quand on nous dit que nous menaçons l’exception culturelle, ça nous fait bien rigoler. Nous sommes un des plus gros  investisseurs en Europe en terme de production et d’achat. La France est un grand pays de storytellers avec qui nous avons envie de travailler »[9]. On retrouve donc ici l’argumentaire dont la plateforme use auprès des professionnels du cinéma français de sa capacité à débloquer des gros moyens pour la création et à laisser une marge de liberté unique.

Netflix à Cannes, je t’aime moi non plus

Face à ces accusations Cannes est devenu une vitrine récurrente de l’affrontement. En mai 2017, la polémique est à son acmé. Netflix présente deux films à Cannes en compétition, Okja et The Meyerowitz stories  ce qui ne plait pas aux petits exploitants et grosses majors françaises.  Lors du festival, la plateforme est dénoncée comme la principale « responsable » de la fragilisation du cinéma français, comme « l’ennemie à abattre ». Netflix décide de « bouder » l’événement et de présenter aucun film hors compétition. En 2018, suite à la pression des lobbyistes français, le festival intègre dans ses règles que tout film qui « souhaitera concourir en compétition à Cannes devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises. » Yann Lafargue, le porte-parole de Netflix dit à ce propos : « Nous n’avons aucun problème de principe avec la salle de cinéma, nous sommes nous-mêmes des cinéphiles qui allons au cinéma. Mais il est hors de question que nous attendions trois ans avant de proposer un film à nos abonnés, ce n’est tout simplement pas notre modèle. Notre mode de diffusion par rapport à la salle nous permet d’économiser des coûts marketing. Nous n’avons pas besoin de marketer nos films, c’est l’algorithme qui va le présenter à l’abonné parce qu’il sait que celui-ci aime tel ou tel film »[10]. La culture algorithmique que vend Netflix a néanmoins ses limites : « La toute puissance du système de recommandations est un mythe entretenu par le Pure Player. L’entertainment est un endroit où l’on recherche encore la surprise.  Le discours de Netflix croise la thèse du chercheur Dominique Cardon sur « la croyance que suscite la numérisation de nos sociétés, par la constitution de grandes bases de données qui confère une place de plus en plus centrale aux algorithmes »[11]. Avec ce fantasme prédictif très rassurant sur les comportements de consommation dans une industrie du prototype où l’incertitude est inhérente à l’activité.

Mais le cinéma est pour Netflix avant tout un moyen pour pénétrer des nouveaux marchés, gagner en légitimité et en aura qualitative. Il lui permet d’entretenir ce qui fait le succès de son offre, un choix recommandé qualitatif quel que soit le profil de l’usager. La sortie en salles sera ainsi toujours exceptionnelle pour la plateforme car elle n’a qu’un seul but, s’approprier l’imaginaire du grand écran afin de montrer que c’est un film avec la qualité cinéma au sens « traditionnel » du terme. Il ne faut pas oublier que Netflix reste un instrument du soft power à l’américaine qui passe avant tout par la série.

La polémique qui revient chaque année à Cannes n’est donc pas prête de s’arrêter. L’affrontement est aussi idéologique, liée à des stratégies extrêmement agressives des plateformes vécues comme déloyales par les professionnels du cinéma français : comme le non-respect de la législation en cours, l’évasion fiscale, la remise en cause de la diversité et de la salle de cinéma. Le « lobbysme affectif » des professionnels du secteur auprès des acteurs publics et auprès du festival de Cannes, véritable vitrine pour donner de la visibilité à leurs cations,  a pour enjeu de leur garantir la protection d’un système d’aides et de soutiens uniques. Mais la lutte est difficile car elle divise au sein même de l’Union Européenne. Les acteurs institutionnels aujourd’hui « accompagnent » plus qu’ils ne réglementent la convergence entre l’industrie du cinéma et du numérique. Leur marche de manœuvre reste faible.


[1] la convergence bouleverse les fonctions de création de contenu, de mise à diffusion, distribution et de consommation des produits culturels et « comment elles restructurent le jeu entre des acteurs, indépendamment de la volonté de chacun d’eux à un moment historique particulier »

[2] Interview So film, n°43, septembre 2016.

[3] Le lancement d’un film "day-and-date" signifie qu’il est diffusé le même jour sur le maximum de supports de diffusion.

[4] Fédération Nationale des Cinémas Français

[5] Philippe Guedj « Netflix : à Cannes, c’est la querelle des anciens et des modernes », Lepoint.fr, publié le 26 mai 2017.

[6] Lefigaro.fr, article publié le 21 septembre 2017, http://www.lefigaro.fr/medias/2017/09/15/20004-20170915ARTFIG00268-validees-les-taxes-youtube-et-netflix-devraient-aider-la-creation-en-france.php: « YouTube, Amazon Video, Netflix ou Twitch vont devoir payer une taxe sur leurs activités publicitaires en France. Les décrets d'application des taxes dites YouTube et Netflix ont été publiés ce jeudi matin au Journal Officiel. Bruxelles a donné cet été son feu vert à la mise en application de ces deux lois, votées en 2014 et fin 2016, visant à faire participer les acteurs internationaux de la vidéo sur Internet au financement de la création française. Le premier texte, dite taxe Netflix a été voté peu de temps avant l'arrivée de la plateforme vidéo en France, mi-2014. Il vise à étendre aux sociétés de VOD et de SVOD basées à l'étranger, mais dont les services sont disponibles dans notre pays, l'obligation de financer la création française via un prélèvement de 2% de leur chiffre d'affaires en France. La somme est reversée au CNC, qui soutient la création audiovisuelle».

[7] Lefigaro.fr, article publié le 21 septembre 2017, http://www.lefigaro.fr/medias/2017/09/15/20004-20170915ARTFIG00268-validees-les-taxes-youtube-et-netflix-devraient-aider-la-creation-en-france.php

[8] Lefigaro.fr, article publié le 21 septembre 2017, http://www.lefigaro.fr/medias/2017/09/15/20004-20170915ARTFIG00268-validees-les-taxes-youtube-et-netflix-devraient-aider-la-creation-en-france.php

[9] Lefigaro.fr, article publié le 21 septembre 2017, http://www.lefigaro.fr/medias/2017/09/15/20004-20170915ARTFIG00268-validees-les-taxes-youtube-et-netflix-devraient-aider-la-creation-en-france.php

[10] Lefigaro.fr, article publié le 21 septembre 2017, http://www.lefigaro.fr/medias/2017/09/15/20004-20170915ARTFIG00268-validees-les-taxes-youtube-et-netflix-devraient-aider-la-creation-en-france.php

[11] Dominique Cardon, A quoi rêvent nos algorithmes, Seuil, Octobre 2015.

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