Après avoir dû fermer leurs salles en avril et en mai derniers du fait des règles de distanciation sociale imposées par la pandémie de coronavirus, les cinémas français qui ont pu les rouvrir le 22 juin se remettent très timidement à retrouver leurs spectateurs.
Ils étaient en effet 4,75 millions à savourer à nouveau le plaisir des salles obscures en juillet et 6,76 millions au mois d'août, chiffres donnés par la direction des études, des statistiques et de la prospective du CNC et mis en ligne le 04 septembre. Ces chiffres confirment ainsi ce à quoi tous les acteurs du cinéma ne pouvaient que s'attendre, à savoir une baisse réelle de la fréquentation des salles de cinéma qui devrait fragiliser durablement le secteur. Car si cette dernière est en hausse, elle s'avère encore trop timide pour véritablement faire espérer à un retour à la normale imminent.
Si la fréquentation des salles connaissait jusqu'alors une relative stabilité, jusqu'à l'année dernière qui connut, toujours selon le CNC une augmentation de 6 %, la situation actuelle semble confirmer une évolution sociétale dont la pandémie a été un révélateur inattendu et un accélérateur inédit. Cela fait en effet plusieurs années que le monde du cinéma doit, après la télévision, faire avec la concurrence cette fois des plateformes de vidéo en streaming. D'autant plus qu'elles sont de plus en plus nombreuses à proposer des contenus qui ont tout d'un film de cinéma, que nombreux sont les particuliers qui peuvent aujourd'hui aménager une vraie salle de cinéma miniature et privée chez eux grâce à des équipements qui ne cessent de se démocratiser, et que nombreuses sont les figures emblématiques du monde du cinéma qui trouvent en Netflix et consorts de nouveaux moyens pour diffuser leurs films ou exercer leur métier d'acteur. Parmi elles, on put en effet retrouver réunis Robert de Niro, Al Pacino et Joe Pesci dans une réalisation de Martin Scorsese, The Irishman, produite et distribuée par la firme au N rouge en novembre dernier. C'est également Netflix qui produisit il y a deux ans The Ballad of Buster Scruggs, long-métrage réalisé par les frères Coen qui reçut le prix du meilleur scénario à la 75ème Mostra de Venise en 2018, comme le film Roma du cinéaste mexicain Alfonso Cuaron qui remporta quant à lui la même année le prestigieux Lion d'Or et trois Oscars en 2019.
Pour un public toujours plus friand et habitué aux médias à la demande comme à l'accès instantané et illimité, ces plateformes offrent ainsi l'impression de disposer d'un véritable cinéma à la maison. Finies les queues – qu'avaient déjà supprimées ou conséquemment réduites les bornes de paiement automatique – et surtout finis les horaires. L'internaute peut désormais visionner un film quand il le veut. Mais elles lui permettent surtout de privatiser ce qui se faisait autrefois en public. L'abonné à Netflix ou à OCS n'est alors plus contraint de souffrir de la proximité d'un voisin adepte de pop corn ou d'un autre trop grand ou trop bavard.
Le cinéma traditionnel pourrait bien alors apparaître de plus en plus comme un modèle de loisir dépassé à l'inconfort obsolète et à la sanité désormais suspecte. Comment en effet ne pas finir par considérer comme définitivement irresponsable de se réunir dans un lieu fermé avec des inconnus qui vont parler, crier, rire et pleurer pendant deux heures ? Comme les boîtes de nuit, ces lieux ne sont-il pas condamnés par une socialité que l'on appelle à vivre toujours plus médiatisée et alors que nous ne cessons d'entendre des appels à limiter les contacts avec l'autre ? Comment avoir envie de s'enfermer dans un cinéma avec de potentiels porteurs viraux alors que l'on ne peut même plus embrasser ses amis de toujours ? Pourtant ils pourraient bien être un jour de ces endroits et sorties qui, vues au détour d'une série Netflix nous rappellent avec nostalgie comme il était bon de sortir de chez soi pour vivre le cinéma. Car bien plus qu'un écran ou des enceintes dont on peut trouver l'équivalent fabriqué en Chine et livrés en deux jours par Amazon, bien plus qu'un voisinage parasite, la salle de ciné est cet espace où l'on oublie tout, à commencer par soi-même.
Il est ce siège que je n'ai pas acheté et sur lequel ne trainent pas les affaires des enfants ; il est cette pièce le plus souvent à la décoration minimale qui ne me rappelle rien de chez moi et de ce que les objets que mon histoire y a entassés me remémorent de souvenirs heureux ou malheureux. Il est cet espace où certains irréductibles – dont j'avoue faire partie – n'ont pas envie d'être dérangés par un mail du boulot ou une notification facebook et remercient l'invitation à éteindre leur portable. Il est ce cinéma où tout ne renvoie qu'à des souvenirs de cinéma et à des histoires de cinéma. Des chocoletti dégustés gamin en attendant que les lumières s'éteignent et que les bandes annonces commencent à la main de l'aimée attrapée sans oser y croire, jusqu'à l'émerveillement de son enfant à sa première séance. Il est surtout cette émotion partagée avec d'autres que l'on ne reverra jamais et qui vous prend lorsque la salle entière vibre avec vous sur les mêmes images.
Alors allons au cinéma. Résistons artistiquement et culturellement contre ces temps contaminés par la peur de l'autre et de soi-même mais surtout par l'injonction à ne plus faire corps ensemble. Alors que tout aujourd'hui ne parle plus que du virus et ne vit que contre lui, parlons et aimons le cinéma pour plus que jamais vivre, et non plus survivre.
BERTRAND NAIVIN, théoricien des médias et membre du cercle laruchemedia. @le_cabinet_de_ber