Hitler - Staline racontés par Michael Prazan : deux tyrans qui se rêvaient l'égal de Dieu

Par
Yasmina Jaafar
5 mai 2022

Michael Prazan dissèque avec ingéniosité la relation personnelle qui unissait deux tyrans : Hitler et Staline. S'ajoute à l’écriture fine de l'auteur, la voix de Philippe Torreton et le montage de Yvan Gaillard. Le tout permet un résultat intense. Le documentaire Hitler VS Staline, le choc des tyrans sera diffusé le 9 mai sur France 3 à 21h. Il nous apprend mille choses sur deux hommes que l’on pensait connaître. Rencontre pour en savoir plus sur les coulisses d'un tel projet :

Quelle est la genèse de votre projet devenu documentaire ?

Georges-Marc Benamou, le producteur du film est venu me voir il y a trois ans pour me proposer de réaliser un documentaire sur le pacte germano-soviétique. Je savais qu’un documentaire pour Arte traitait déjà du sujet, raison pour laquelle j’ai saisi la balle au vol en proposant d’élargir le sujet : faire un film sur la relation secrète et méconnue entre les deux dictateurs. Histoire aussi de tordre le cou à certaines interprétations qui, avec le recul du temps et les travaux récents des historiens les plus compétents (au premier rang desquels Ian Kershaw et Simon Sebag Montefiore), sont largement caduques aujourd’hui. Au lycée, j’avais appris que Staline savait la guerre inévitable contre Hitler. Il aurait conçu le pacte comme une manœuvre dilatoire lui permettant de se préparer à la guerre. Tout cela est faux. Quand on se prépare à la guerre, on ne massacre pas ses généraux, on ne liquide pas le gros de son armée, un an à peine avant l’invasion de l’URSS programmée par Hitler. Invasion d’ailleurs, que, malgré les innombrables renseignements et signaux d’alertes qu’on lui a fournis, Staline n’a ni voulu croire ni voulu voir. Staline avait parié sur une alliance avec Hitler pour faire front à la France et l’Angleterre - il ne parviendra à se départir de ce logiciel que lorsqu’il sera trop tard, c’est-à-dire après le déclenchement du plan Barbarossa. Dans cette perspective, Staline a largement contribué à la victoire électorale d’Hitler de 1933 en interdisant toute alliance du PC allemand avec les sociaux-démocrates, seule possibilité de lui barrer l’accès au pouvoir. Par la suite, Staline a multiplié les démarches, pendant des années, pour tenter de s’entendre et de s’allier avec lui, ce qui a fini par aboutir. 

Vous nous faites découvrir Staline et Hitler de manière nouvelle alors que chacun pense tout savoir d'eux et de cette époque. Comment avez-vous fait pour tout de même apporter un regard neuf ?

Cette histoire semble connue et rebattue. Le challenge du film, c’était de montrer qu’elle ne l’est pas, qu’il y a encore des choses à découvrir et à raconter. C’est tellement vrai qu’il n’existe, à ma connaissance, qu’un seul documentaire axé sur les deux dictateurs ; qui a plus de 10 ans, et qui est davantage une comparaison entre les deux dictatures qu’un film consacré à leur relation « personnelle ». Pour ce faire, il fallait être au plus près d’eux, grâce aux archives, puisque la figure imposée était de faire un film « tout en archives » colorisées, tenue par la narration du commentaire. Pour les faire vivre, nous avons collecté, dans le flot de nos lectures pour la préparation du doc, Christiane Ratiney (mon assistante) et moi, un grand nombre de citations en discours direct où Staline parle de Hitler et vice et versa. Des phrases récoltées par des intimes de l’un ou de l’autre, qui nous permettaient de pénétrer leur intimité et de nous mettre, même si cela semble improbable, dans leur tête. Il fallait aussi que les archives rendent compte de cette intimité. Nous avons donc rassemblé, avec nos documentalistes, un nombre invraisemblable de films, principalement trouvés en Allemagne et en Russie, mais pas seulement. Une masse immense, qu’il a fallu, avec Yvan Gaillard, le monteur avec lequel je travaille depuis plus de 10 ans, dérusher cette masse d’archives pendant de longs mois, avant de pouvoir commencer le montage. Travailler avec Yvan est toujours un bonheur. Non seulement c’est un excellent monteur, qui parvient en quelques plans à raconter une histoire, mais aussi une aide précieuse dans la conception même des films. Il a souvent les idées plus claires que moi, qui suis le nez dans le guidon depuis bien en amont du montage, et trouve toujours des solutions quand on se retrouve coincés. Lorsqu’on passe près d’un an chaque jour enfermé dans une salle avec un monteur, mieux vaut être sur la même longueur d’ondes et s’appuyer sur une confiance partagée et une vraie complicité.

Et vous, avez-vous découvert des choses en créant cette œuvre ?

Bien sûr. Au début, on est animé par une intuition, une intention, un cadre. Tout cela s’affine et prend corps au fil des lectures historiques, des enquêtes préparatoires, du visionnage d’archives dont on ignorait l’existence. On devient alors le premier spectateur de son travail. J’ai appris bien des choses, mais j’ai aussi dû démêler un certain nombre de confusions, de contradictions ou d’approximations décelées dans les ouvrages de certains historiens (que je ne citerai pas). Je ne dirai pas que c’était une surprise, car connaissant nos deux personnages (que je fréquente depuis longtemps à travers des réalisations antérieures à celle-ci), mais nous avons quand même été frappés par la disproportion de la documentation concernant nos tyrans. Sur Hitler, les archives sont pléthoriques. Sur Staline, elles sont extrêmement limitées. C’est que Staline, sans doute à cause de ses complexes (psoriasis, boitillement, bras atrophié), préférait afficher des portraits le mettant en valeur plutôt qu’être filmé et révéler ses failles aux Soviétiques.

Ces deux tyrans s'admiraient mais à contretemps. Pouvez-vous nous dire un mot sur cette attirance/répulsion ? 

Oui, et c’est sans doute le plus étonnant. Il y a bien sûr chez Staline un calcul politique dans sa volonté de rapprochement avec Hitler, mais il est aussi clair que le dictateur du Reich exerce sur lui une forme d’admiration. Staline reconnaît en lui, au-delà de l’idéologie, un homme à sa mesure, le seul avec lequel il pense pouvoir s’entendre. De son côté, Hitler n’a que mépris pour Staline, qu’il considère comme un paysan mal dégrossi, et l’URSS un melting-pot de sous hommes qu’il faudra soit détruire (dans le cas des Juifs), soit réduire en esclavage. Mais les efforts de Staline pour faire venir Hitler à la table des négociations finissent par porter leurs fruits, et les deux dictateurs, semblent un temps convoyer (même s’ils ne se sont jamais rencontrés) en lune de miel, avec échanges de compliments et de mots doux via leurs canaux de propagande respectifs. Staline tiendra à la lettre ses engagements à l’égard du führer au cours de cette période, alors que Hitler, qui semble jouer le jeu, prépare en secret son invasion de l’URSS. Quand cela se produit, le 22 juin 1941, Staline n’en revient pas et est pris de cours, lui qui croyait encore en la fiabilité d’Hitler et en leur belle amitié. Mais au tournant du conflit, à partir du moment où l’Armée rouge, qui a tenu en échec la Wehrmacht à Stalingrad, qui a inversé le rapport de forces à Koursk, obtenant une victoire décisive, reprend du terrain, avec Berlin en ligne de mire, Staline tient absolument à se venger d’Hitler quand ce dernier, impressionné par les qualités de leader de son homologue soviétique, ne tarit pas d’éloges à son sujet.

Notre aujourd'hui nous confronte à la grande Histoire que vous nous rappelez. Espérez-vous que ces horreurs rappelées amènent les peuples occidentaux à réagir ? 

J’ai réalisé ce documentaire bien avant l’invasion de l’Ukraine, mais ce qui s’est produit au cours du conflit mondial dans cette région en est la clef décisive. La déflagration qu’implique ce conflit est une véritable bombe à fragmentation qui demeure encore, en Ukraine comme en Russie dans tous les esprits. Là-bas, dans les têtes, ce conflit n’est pas terminé. La Russie n’a jamais oublié les collaborations massives des Ukrainiens, surtout occidentaux, avec l’envahisseur nazi. L’URSS d’après-guerre cherchera longtemps à le leur faire payer, par des déportations au Goulag, de faramineux déplacements de population dans les deux sens (immigration forcée à vocation répressive d’Ukrainiens en Russie, implantation de populations russes sur en territoire ukrainien pour handicaper toute volonté d’indépendance réelle). L’URSS a un temps atomisé ressentiments et velléités de revanche de part et d’autre, mais quand l’Union soviétique s’est effondrée, comme la mer se retirant de la grève, les éléments d’un conflit jamais réglé sont reparus, inchangés. Pendant des années, la propagande de Poutine a nazifié les Ukrainiens qui, ces 10 dernières années, ont réussi à créer une forme d’unité nationale sans précédent, mettant sous le boisseau son héritage pronazi en Galicie, pour se rapprocher des pays occidentaux. Inacceptable pour Poutine, mais aussi pour une majorité de russes.

Dans votre film, il y a de multiples #Boutcha. Quel est votre regard de documentariste, de journaliste et de grand reporter sur ce qui se passe en Ukraine ? Quelle justice pour ces crimes ?

Durant la guerre que mène Hitler, il y a des Boutcha tous les jours, et partout sur le territoire de l’URSS. Il n’y a pas un champ d’Ukraine, pays agricole s’il en est, sans un bosquet d’arbres planté en son milieu. Pas un. Ces bosquets ont été plantés par les soviétiques après la guerre pour masquer les fosses aux juifs qui parcourent l’intégralité du pays. Il fallait tourner la page, continuer à vivre malgré tout. Et donc, effacer les traces de ces horreurs. D’autres fosses leur font d’une certaine manière concurrence, celles des Ukrainiens assassinés en masse par le NKVD avant l’invasion allemande. Il y a un peu plus de 10 ans, compte tenu des drames et des massacres, de ces conflits ultraviolents et meurtriers qu’a connu l’Ukraine dans son histoire, particulièrement au XXe siècle, il y avait encore quatre fois plus de femmes que d’hommes car ces derniers, décimés au cours des drames et conflits qu’a connu l’Ukraine, n’ont jamais rattrapé leur retard démographique. Tout cela a laissé des traces indélébiles. Comment ne pas penser à ces massacres, à ces centaines de villages rasés par les commandos mobiles de tuerie en Ukraine, mais aussi en Biélorussie – un Oradour sur Glane tous les deux jours au cours des trois années d’occupation allemande ? Les images de la guerre en cours actuellement y font écho, et on a parfois l’impression de revivre ou d’être les témoins de massacres qu’on croyait à jamais révolus sur le continent européen. Cela dit, ce qui y fait également écho, c’est ce qui est ressorti de tout cela, en 1945, à savoir le Tribunal de Nuremberg et cette idée folle qui en est issue : celle d’une justice internationale. Cette idée, qui a mis si longtemps à germer, à se structurer, jusqu’à l’inauguration de la CPI, dans la foulée du statut de Rome, s’était un peu étiolée après les procès ayant abouti à la condamnation de Milosevic, Karadzic et des criminels contre l’humanité jugés après la guerre en ex-Yougoslavie. Cette idée, Poutine la remet en selle de manière éclatante. Benjamin Frencz, qui fut le plus jeune procureur au tribunal de Nuremberg, celui-là même qui a obtenu et dirigé le jugement des Einsatzgruppen (les commandos mobiles de tueries nazis) et qui a pour la première fois prononcé le terme de « génocide » dans un tribunal, fut aussi, fort de son expérience, et durant des décennies, l’architecte ô combien solitaire de la CPI. Son idée allait plus loin encore : en faisant passer en jugement les criminels contre l’humanité, sachant que chaque guerre produit son lot d’exactions et de massacres, que tout dirigeant qui la déclenche en est comptable et qu’il est donc potentiellement apte à en rendre compte devant la justice internationale, il y avait l’idée qu’on parviendrait à terme à éviter les conflits. Tous les conflits. Bien sûr, on en est encore loin, mais c’est l’aboutissement même de la logique de la CPI. J’ai rencontré et interviewé plusieurs fois Benjamin Ferencz, aujourd’hui âgé de 103 ans mais toujours en forme. Je le prenais parfois pour un illuminé quand il me disait : « vous verrez, un jour nous parviendrons à mettre la guerre hors la loi. Ce ne sera certainement pas de mon vivant, mais cela adviendra ». Je me dis aujourd’hui qu’il était visionnaire.

Comment produit-on un tel documentaire pour un prime sur une chaîne nationale ?

Avec beaucoup d’argent et beaucoup de contraintes. Il y a pour ce faire un cahier des charges très précis, imposé par la chaîne. Pour un « tout en archives » historique, tel que mon Hitler Staline, on doit, depuis la jurisprudence « apocalypse », en passer par la colorisation des images d’archives, une utilisation parfois envahissante de la musique, du bruitage, et bien d’autres choses encore en termes de rythme et de vulgarisation. Il faut aussi avoir recours, pour dire le texte de commentaire que j’écris, la voix d’un comédien bankable. Ce n’est pas toujours la forme qui m’est la plus familière ni celle que je préfère, mais telles sont les règles du jeu et je m’y suis conformé car on s’adresse ici à une audience considérable pour un documentaire. Par ailleurs, même s’il m’arrive de renâcler ou de m’agacer de certaines exigences imposées, je n’oublie jamais, et ce, quelles que soient les tensions qui peuvent survenir entre le réalisateur et le diffuseur, que c’est la chaîne qui a donné sa chance au projet, que c’est elle qui finance et qui diffuse le film. 

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