Alice Milliat vue par Anne-Cécile Genre : le sport, la grande Histoire et les femmes

Par
Yasmina Jaafar
16 mai 2022

Anne-Cécile Genre nous raconte l'histoire de Alice Milliat dans son documentaire "Les Incorrectes". Il sera diffusé sur la chaîne Histoire le 20 mai en prime et il a remporté le prix spécial Histoire au Festival Tv de Luchon en 2022, ainsi que la mention spéciale du jury aux Rencontres de l'Histoire de Blois en 2021. Faire connaitre celles qui ont contribué à changer notre quotidien compte. Nous avons voulu rencontrer la réalisatrice :

"L'air, l'eau appartiennent à tout le monde, il ne tient qu'aux femmes de se les approprier" ; "Le sport ne fait pas mal" ; "La femme sont au prise avec l'atavique esprit de domination masculine" sont des phrases d'Alice Milliat. Comment avez vous découvert cette femme ? 

Ce projet est né il y a 2 ans quand au cours d’une interview  j’ai appris l’existence de « jeux olympiques féminins » à Paris en 1922. Je n’en avais jamais entendu parler, et du coup j’ai imaginé un événement tout petit, qu’on aurait appelé « jeux olympiques », mais qui n’auraient eu d’ olympiques que le nom; parce que si on n’a pas retenu ça, si on ne nous a pas appris que ça a existé, c’est que ça ne devait pas valoir le coup d’être raconté.
Et puis au cours d’une autre interview, j’ai appris le nombre d’éditions de ces jeux : il y en a eu 4, de 1922 à 1934. Avec un nombre croissant de participantes, qui venaient du monde entier pour s’affronter. Et j’ai réalisé que ce n’était pas du tout un petit événement, mais bien un morceau de l’histoire qu’on a oublié. Ces jeux ont eu lieu grâce à une femme, une française qui n’avait pas sa langue dans sa poche : Alice Milliat. Et alors là, quand j’ai commencé à m’intéresser à elle, que j’ai découvert son combat incroyable pour permettre aux femmes de faire du sport, j’ai su que je voulais réaliser un documentaire sur elle.

Son papa était commerçant, elle était moderne, indépendante, en avance sur son temps. Pensez-vous que son voyage en Angleterre dans une société plus avancée, plus féminisme ait à ce point forgé Alice ou était-ce en elle, inscrit dans son éducation ? 

Pour une fille d’épiciers, terminer le lycée et s’expatrier toute seule en Angleterre pour travailler comme préceptrice, je pense que c’est déjà exceptionnel, au tout début du XXème siècle. Elle aurait pu reprendre la boutique de ses parents, et ne jamais quitter Nantes. Donc elle devait être d’une grande curiosité, et ne pas avoir froid aux yeux. Son séjour en Angleterre a été relativement bref, mais c’est sûr qu’elle a dû voir des femmes faire de l’aviron sur la Tamise. Peut-être qu’elle a croisé des suffragettes. En tout cas, Londres, c’est une métropole, comparé à Nantes. Elle a dû rencontrer du monde, et découvrir d’autres façons de vivre.

Morte en 1957, la tombe d'Alice Milliat reste sans plaque durant 50 ans. Pourquoi, selon vous, la grande Histoire efface le parcours de ces femmes fondatrices ? 

C’est la question fondamentale que je me posais en faisant ce film. Comme je suis née dans les années 80, j’avais cru, naïvement, que le sport pour les femmes avait connu le même développement que le sport pour les hommes. Que la médiatisation n’était pas la même ça je m’en rendais compte mais je pensais que la pratique , c’était plus ou moins la même histoire. En enquêtant, j’ai appris que c’est loin d’être le cas, et que si des femmes peuvent pratiquer du sport en compétition aujourd’hui c’est grâce à un long combat, et ce combat a eu lieu plusieurs fois (c’est pour cela que mon film a lieu à différentes époques), et à chaque fois, les femmes se sont battues contre les mêmes préjugés. Donc il n’y a pas une seule explication, un seul historien qui serait fautif d’avoir effacé des livres d’histoire un événement, ou une personne.  C’est malheureusement un effacement systémique du corps des femmes dans la société. Une femme en short, il n’y a pas si longtemps, ça embarrassait tout le monde, alors une femme en short et qui transpire, je n’en parle même pas… et c’est encore choquant, voire répréhensible, aujourd’hui dans certains pays. A cette volonté d’effacement du corps des femmes s’ajoute effectivement le fait qu’on a oublié Alice Milliat, comme on a oublié les grandes championnes de cette époque. Pourtant elle avait pignon sur rue dans les années 20. Elle avait une chronique dans un journal sportif, elle donnait de nombreuses interviews. Elle est très présente, à l’écrit, dans la presse de l’entre deux guerre. C’est ce qui nous donne les clés pour essayer de la comprendre. Mais personne ne s’est intéressée à elle jusque dans les années 90, quand une poignée de chercheurs en histoire du sport l’ont peu à peu sortie de l’ombre. Et aujourd’hui, heureusement, elle est en passe de devenir une personnalité connue de l’histoire du sport. Depuis 2021 elle a sa statue au Comité Olympique français aux côtés de Pierre de Coubertin.

En 1926 le label JO disparaît de la compétition voulue par Milliat et est remplacé par Jeux féminins. Racontez-nous ce qui se passe à ce moment... 

Alice Milliat avait initié tout un écosystème sportif pour les femmes : des clubs, une fédération, des compétitions internationales et nationales, etc. Mais aux Jeux Olympiques, il n’y avait toujours pas de place pour les femmes dans les épreuves d’athlétisme, parce que Pierre de Coubertin s’y opposait fermement. Alice Milliat lui a demandé à plusieurs reprises, sans succès. Voilà pourquoi, quand elle organise ses premiers jeux féminins, à l’été 1922, devant un stade de 25 000 personnes, avec des délégations de 6 pays différents, elle les appelle « Jeux Olympiques ». C’est vraiment une provocation. Finalement le comité olympique lui interdit de reprendre ce terme pour les éditions suivantes, mais l’opération de communication a été un succès. Toute la presse française a couvert l’événement. Après les relations avec le comité olympique vont encore s’envenimer, avec un gros rebondissement en 1928, aux JO d’Amsterdam… mais il faut voir le film pour connaître la suite.

"Aux JO leur rôle devrait être surtout de couronner les vainqueurs !" déclare Pierre de Coubertin. Le machisme et le corps masculin marquaient une certaine virilisation en 1910. Quel est votre regard sur le virilisme d'aujourd'hui ? 

ALICE MILLIAT
Diffusion le 20 mai sur Histoire

Je n’ai pas d’avis personnel sur la question. J’écoute l’excellent podcast Les Couilles sur la table, pour tenter de comprendre mieux la masculinité aujourd’hui. On intègre tous une vision genrée de la société, moi la première. Une partie de moi pense encore instinctivement que le sport, c’est un truc de mecs, par exemple quand ça parle de sport à la radio je décroche. Sans doute parce que c’est raconté par le prisme des résultats. Qui a gagné, qui a perdu, moi ça ne m’intéresse toujours pas ! En ce moment je m’intéresse de près au machisme en politique, un domaine qui a été, un peu comme le sport, réservé aux hommes pendant très longtemps. Les femmes qui s’en sortent dans ce milieu reconnaissent adopter un comportement viril pour se faire respecter. Je trouve ça passionnant à observer, et évidemment il faudrait que ça change, mais il y a un tel retard à rattrapper, c’est peut-être nécessaire d’aller se confronter aux hommes en utilisant leurs méthodes. C’est - ) mon humble avis - ce qu’a fait Alice Milliat en provocant le CIO en 1922 !

Avez-vous un autre projet documentaire ? 
Rien de signé pour le moment !

Sur la réalisatrice :

Anne-Cécile Genre est autrice et réalisatrice. Diplômée de HEC et de l'Ecole Supérieure de Journalisme, elle a vécu en Chine, dans le Nord Pas de Calais, et à New York pendant près de 10 ans.

Motivée par les modes de narration innovants, elle bascule, selon les projets, entre les séries de podcasts et les documentaires pour la télévision. Elle est également une collaboratrice régulière du magazine culturel "Tracks", sur Arte.

Elle est lauréate de deux prix de journalisme en 2010 : le Grand Prix Varenne et le prix du club de la presse du Nord Pas de Calais. Plus récemment, son documentaire "Les Incorrectes" a remporté le prix spécial Histoire au Festival Tv de Luchon en 2022, ainsi que la mention spéciale du jury aux Rencontres de l'Histoire de Blois en 2021.

Anne-Cécile Genre, Réalisatrice, autrice, journaliste

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