Georgia Makhlouf publie "Pays amer" (Presses de la cité). Le roman, librement inspiré de la vie de Marie El Khazen (1899-1983), première femme photographe libanaise, est un bijou complet : on voyage dans un Liban du début du 20e siècle, on découvre le parcours de femmes fortes, tout en dégustant le style délicat de l’auteure. Rencontre avec Georgia Makhlouf :
"Ma découverte de Marie, c'est aussi une histoire dont je ne savais rien". Votre héroïne parle de l'histoire du Liban. Pouvez-vous nous parler de Marie El Khazen, le personnage réel qui a inspiré votre nouveau roman ?
Mon héroïne, Mona, parle plus précisément de l'histoire des mouvements féministes au Liban et dans toute la région. À l'occasion d'une balade en montagne, Mona découvre la magnifique demeure où Marie El Khazen a vécu et apprend également que cette dernière est la première femme photographe libanaise. Par la suite, elle se rendra à la Fondation Arabe de l'Image où elle pourra voir les photos de Marie et lire ses carnets et journaux intimes. Si ces écrits sont le fruit de mon imagination, il n'en demeure pas moins que Marie El Khazen est une femme étonnante, une pionnière, à la fois dans le domaine de la photographie et dans celui des droits des femmes. Son travail est sous-tendu par une interrogation permanente quant au statut des femmes, à leur rôle dans la société et à leur comportement. Quand elle photographie des femmes habillées en hommes entre 1920 et 1930, cela n'a rien de banal, c'est même proprement révolutionnaire et en cela dérangeant. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, les femmes sont souvent voilées et en tout cas largement recluses dans l'espace domestique. Marie El Khazen est une femme hors du commun et pour cette raison, elle sera souvent considérée comme une originale, une misanthrope. Elle sera entourée de réprobation et de silence et on se dépêchera de l'oublier.
Le Liban, votre pays, connaît des heures douloureuses, comme depuis de longues années. Votre livre raconte l'importance des arts pour construire une nation libre. Quelles sont vos références phares culturelles libanaises, celles qui vous ont fabriqué votre pensée ouverte et féministe ?
De nombreuses femmes ont joué un rôle de premier plan dans le domaine artistique au Liban. Il y a celles que je cite dans mon roman, telles que Anbara Salam ou Julia Dimashqiyi ; elles comptent parmi les premières féministes, elles se sont engagées en faveur de l'éducation des filles et de l'accès des femmes à toutes les sphères de la vie sociale, politique et intellectuelle. Il y a bien sûr May Ziadé, grande journaliste et femme de lettres libanaise, qui a vécu au Caire où elle dirigeait un journal et animait un salon. Pour l'anecdote, j'ai vécu rue May Ziadé pendant toutes mes années d'adolescence et l'ombre portée de May m'a accompagnée depuis longtemps. Nadia Tuéni est également une grande voix de la poésie libanaise, aussi bien qu'Andrée Chedid, plus connue en raison de la célébrité de son fils Louis et de son petit-fils Mathieu. Citons enfin la merveilleuse Etel Adnan, artiste complète qui peignait et écrivait d'un même geste et dont l'oeuvre, tardivement découverte, prend de plus en plus de place dans l'histoire de l'art de notre région du monde. Des dizaines d'autres femmes mériteraient d'être citées, et parmi les jeunes talents de la photographie, puisque c'est le sujet de mon livre, j'aime beaucoup Myriam Boulos qui porte haut les couleurs du Liban.
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Mona est indépendante et curieuse. Votre rôle d'auteure est-il aussi d'imaginer des modèles capables d'émanciper toutes les femmes, pas seulement libanaises ? Comment construisez-vous vos personnages pour qu'ils fassent écho ?
Lorsque je construis mes personnages, je n'ai pas en tête de transmettre des messages ni n'ai de visée particulière à l'égard de mes lecteurs/trices. Mes personnages ne sont pas mes porte-voix. J'ai imaginé avant-tout Mona comme photographe en raison du lien très fort que cet art entretient avec la mémoire (la photographie nous permet de nous re-souvenir de ce que nous avons vécu ou de découvrir ce que nous n'avons pas connu de façon directe). Et comme j'avais le sentiment poignant que Beyrouth disparaissait sous nos yeux, il me semblait que la photographie était le meilleur moyen de garder cette ville en vie. En même temps, la photographie est un objet paradoxal : elle dit ce qui a été et ce qui n'est plus, elle exprime dans le même mouvement le vivant et la mort.
Mona incarne par ailleurs la société civile libanaise dans ce qu'elle a de plus emblématique : son attachement au pays malgré toutes les tragédies qu'il traverse, son engagement à faire en sorte que la vie reste possible, sa créativité pour imaginer des solutions et mener des projets quels que soient les obstacles, son esprit de solidarité au milieu du chaos. Ce qui m'a le plus touchée, c'est d'entendre mes premiers lecteurs me dire à quel point ils avaient le sentiment que je les avais compris et que je retraduisais avec justesse et acuité leur vécu.
Pays amer de Georgia Makhlouf - 296 pages - 22,00€