Hind Meddeb revient avec un film impressionnant. Le documentaire "Soudan, souviens-toi" explore la jeunesse d'un pays coincé entre la guerre et les espoirs. Après "Tunisia Clash" et "Electro Chaabi", nous découvrons la force qui irrigue la population soudanaise. Face aux tortures psychologiques, menaces permanentes, arrestations arbitraires du régime islamiste, les jeunes soudanais réclament leurs droits et prennent la parole à visage découvert. Ils annoncent fermement leur désir de reprendre possession de leur destin et de leur pays, riche en or et uranium, laissé aux mains de quelques privilégiés. 75 min où tout est dit sur les effets d'une guerre complexe peu relayée, qui a déplacé 1.2 millions de personnes et fait 150000 morts. Le film réussi vient de remporter le Prix PFDM - 2025 au Fipa Doc. Au cinéma le 7 mai !
Votre cinéma regarde les préjugés occidentaux sur le monde arabe et africain de face. Constatez-vous une évolution des mentalités en la matière ?
Je suis née et j’ai grandi en France. Mon père est venu de Tunis à Paris en 1967. Ma mère de Rabat à Paris en 1973. Ils ont choisi de s’exiler. Enfant, j’allais plusieurs fois par an dans ma famille au Maroc et en Tunisie. J’ai grandi entre deux mondes. Dès mon plus jeune âge, je voyais bien qu’il y avait un décalage entre la vision fantasmée que mes amis avaient de l’Afrique et du monde arabe et l’expérience que j’en faisais à chaque voyage. A force de circuler entre les deux rives de la Méditerranée, j’ai eu envie de faire des films pour déconstruire les préjugés et les malentendus, user de ma position entre deux mondes, rappeler ce que nous avons en commun plus que ce qui nous sépare. Entre 2006 et 2014, j’ai été journaliste à la radio et à la télévision. De cette expérience, je retiens que l’intérêt des médias se portaient le plus souvent sur les figures de l’ennemi : il était bien plus facile de faire un documentaire sur Daech, Al Qaida ou le cerveau des attentats du 13 novembre que de convaincre une chaîne de produire un film sur une jeunesse éprise de liberté, engagée pour faire tomber la dictature et qui rêve de démocratie. On se souvient du nom des terroristes islamistes (Ben Laden, Al Bagdadi, Abaoud) moins de ceux qui résistent aux tyrans. Qui se souvient du poète syrien Ibrahim Qashoush ? Bachar Mar Khalife lui a rendu hommage dans son morceau « Marea Negra » qui reprend les mots d’une de ses chansons qui était reprise par les manifestants dans la rue en 2011. Il a été arrêté par les tortionnaires du régime de Bachar Al Assad. Quelques jours après sa disparition, son corps a été jeté dans la rue, il avait la gorge tranchée et on lui avait arraché les cordes vocales.
Depuis sa première à Venise au mois d’août dernier, « Soudan, souviens-toi » voyage dans les festivals à travers le monde. A chaque projection, je rencontre un public concerné par le sujet du film, surpris qu’on ne lui ait jamais rien montré du Soudan. Il semblerait donc que les préjugés ne soient pas du côté du public mais plus du côté de ceux qui programment les documentaires à la télévision, de ceux qui décident de ce qui fera la une des médias. Le monde occidental n’est pas uniforme. Dans des pays comme les États-Unis et le Canada qui se sont construits sur une immigration venue du monde entier, nombre de spectateurs venaient de pays qui avaient fait la révolution pour renverser une dictature. Ils venaient me voir à la fin du film pour me dire qu’ils n’auraient jamais imaginé se sentir si proches des Soudanais, qu’ils s’identifiaient à leur combat, si proche du leur. Ne serait-ce qu’en 2019, l’année où les Soudanais renversent Omar el Bachir et où je commence à tourner le film, le Liban, l’Irak, l’Algérie, la Biélorussie, le Chili, Hong Kong ont essayé de changer de régime ou de sauver leur démocratie. Puis en 2022 commençaient le mouvement « femme, vie, liberté » en Iran qui est au fond très proche du combat des femmes soudanaises pour sortir du statut qui leur était imposé par le régime islamiste d’Omar el Bachir.
Mon film parle du droit à l’autodétermination des peuples. Et les solidarités sont parfois là où on ne les attend pas, comme lorsque les Soudanais ont sorti des drapeaux ukrainiens pendant les manifestations contre le coup d’état militaire à Khartoum en février 2022. Quand la Russie a déclenché la guerre, ils se sont tout de suite identifiés aux Ukrainiens, car eux aussi souffrent de l’ingérence russe avec la présence du groupe Wagner, soutien logistique de la milice FSR du général Hemitti qui échange de l’or soudanais contre des armes russes. La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine était l’aboutissement d’une volonté de saboter la révolution orange de 2014. Le Soudan comme l’Ukraine souffre de l’ingérence de ses voisins (l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite) qui ne souhaitent pas voir de démocratie émerger dans leur sillage et qui veulent continuer à exploiter les richesses du sous-sol (or, uranium) et à s’emparer des terres agricoles très riches du Soudan. Que ce soit au moment du génocide au Darfour en 2003 ou plus récemment avec la guerre en cours, le massacre des populations et les villages brûlés, ont pour but de chasser les paysans de leurs terres pour ensuite installer des fermes de centaines d’hectares où tout ce qui est produit est destiné à l’exportation. La guerre a pour but de détruire les sociétés civiles qui résistent à l’avidité des puissants.
Entre 2011 et 2013, vous réalisez "Tunisia Clash" et "Electro Chaabi", deux documentaires sur la musique comme acte révolutionnaire. Quel est votre regard post Printemps arabe ?
L’idée d’une révolution impossible et pourtant toujours recommencée. L’un des protagonistes de mon film, Muzamil, dans une interview à la chaîne Al Jazeera a répondu ceci à la question de l’avenir de son pays : « Ils peuvent nous tuer par centaines de milliers, mais ils ne peuvent pas tuer une idée, l’idée de la liberté. Nous recommencerons, autant de fois que cela sera nécessaire, jusqu’à ce que la « Madania » voit le jour. (Madani / citoyen en arabe/ Madania, littéralement « un État citoyen », soit un état séculier à la soudanaise, ni militaire, ni religieux.) Ce qui m’a surpris au Soudan, c’est la singularité de cette révolution. Après trente ans de dictature religieuse, les révolutionnaires soudanais rejetaient l’islam politique. Ils avaient mis à nu la supercherie de ce modèle politique qui utilise la religion pour oppresser et contrôler les corps. Les Soudanais ont tellement souffert de cette dictature qui appliquait la charia à la lettre, qu’ils sont aujourd’hui en avance sur leurs voisins égyptiens ou tunisiens. Les femmes ont été à l’avant-poste de cette révolution. Une image puissante a symbolisé le mouvement : celle d’une femme drapée de blanc, montée sur le capot d’une voiture, surplombant la foule, le doigt levé vers le ciel et scandant un poème : « Vous nous avez emprisonné au nom de la religion, vous nous avez tué au nom de la religion, mais la religion n’y est pour rien, la religion dit : combattez les tyrans, pour la liberté. » Cette jeune femme, c’est Alaa Salah qui a depuis écrit un livre (Le chant de la révolte - Le soulèvement soudanais raconté par son icône) et voyagé de par le monde pour porter la voix des Soudanaises. Cette vidéo avait fait le tour du monde et avait été reprise par toutes les chaînes d’information (sans pour autant prendre la peine de traduire et de sous-titrer le poème qu’elle récitait).
Après "Paris Stalingrad", qui retrace l'itinéraire de Souleymane, jeune poète soudanais, rescapé du génocide au Darfour, qui arrive à Paris. Votre dernier film documentaire "Soudan, souviens-toi", (présenté à la Mostra de Venise 2024) raconte la jeunesse soudanaise éprise de liberté. Ce qui compte pour vous est le récit des prises de conscience et des émancipations ? La fin des clichés ?
Pour vous répondre, je citerai les premiers vers d’un poème de Victor Hugo : « Car le mot qu’on le sache est un être vivant, la main du songeur vibre et tremble en l’écrivant. » C’est exactement ce que j’ai ressenti quand j’étais en tournage au Soudan. Et j’espère que c’est ce que le spectateur ressentira en voyant le film. La puissance des mots. Comment rester humain face à des militaires qui sèment la mort? Partout dans le monde, le message des tyrans est le même : si vous vous soulevez pour la liberté, nous ferons couler votre sang, vous aurez la guerre. J’ai voulu dans ce film montrer le Soudanais debout, dignes et en lutte. Que l’on garde en tête l’image de la beauté de ce peuple lumineux. C’est un film pour l’avenir. Les Soudanais que je rencontre me disent : nous montrerons ce film à nos enfants, nous ne devons pas oublier ce que nous avons accompli. Le cinéma forge nos imaginaires. Je voulais que le spectateur rencontre les Soudanais, qu’ils se sentent proches d’eux, qu’ils comprennent que leur combat n’est pas lointain. Il nous concerne, il peut même nous inspirer là où partout la montée du fascisme et de l’extrême droite menace nos démocraties.
Votre film est sorti internationalement. Quel avantage à voir une sortie US ?
Le film sort en juin au cinéma au Maroc, en Angleterre et à l’automne aux États-Unis et en Tunisie. Il continue de circuler dans les festivals, en ce moment même et jusqu’en juillet, il est programmé à Berlin, Varsovie, Saint Louis au Sénégal, Dubaï, Vancouver, Assouan, Gabès en Tunisie, Tarifa, Séville, Tétouan, Casablanca, Sheffield, Londres, Durban en Afrique du Sud… Cela veut dire que des spectateurs du monde entier vont rencontrer le Soudan en voyant le film et ça c’est une grande victoire, car c’est un pays invisibilisé, et plus on en parle, plus on a de chance de mobiliser la communauté internationale pour faire cesser les massacres en cours, plus on a de chance de voir les tyrans jugés à la cour pénale internationale. Début avril, les Soudanais ont déposé une plainte à la Haye contre les Émirats Arabes Unis pour complicité de génocide. Chaque fois qu’on attire l’attention du grand public sur ce qui se joue au Soudan, on réveille l’espoir qu’un jour justice soit rendue.
Qu'avez-vous retenu de cette jeunesse dynamique soudanaise ?
L’objectif d’une guerre, d’une dictature c’est de déshumaniser. La jeunesse soudanaise nous montre qu’on peut résister à la déshumanisation avec l’art, la poésie, la musique…
Votre prochain film traitera de quel sujet ?
D’un monde qui se rétrécit. D’un monde où les réfugiés syriens ou soudanais qui vivent en Europe ne sauront plus où aller. De la montée des fascismes qui n’épargne plus aucun espace géographique, quand l’Europe et l’Amérique basculent, que nous restera-t-il ? Y aura-t-il encore des espaces de liberté ?
Photo Une : copyright Maxime Lenik