François REYNAERT : "Parler de l’immigration, c’est s’intéresser à l’histoire des millions de gens qui se sont installés en France – et à Paris – pour s’y intégrer, devenir français"

Par
Yasmina Jaafar
4 novembre 2025

Paris est une ville monde. François Reynaert, publie "L’Histoire du monde passe par Paris. Vie et destin des exilés dans la capitale". Ce livre passionnant sur la capitale Française offre un voyage auprès de ceux qui ont formé la ville de leurs arts, de leurs exils, de leurs histoires. Le journaliste (Nouvel Obs) et auteur, véritable voyageur de la nature humaine, embarque et c'est haletant.

Rencontre avec un passionné de la grande Histoire :

Dans cette liste, chère Yasmina, vous oubliez de mentionner un autre livre, publié en 2016, la Grande histoire du monde. Pour me documenter sur ce projet-là, j’ai beaucoup voyagé (Chine, Japon, Amérique, etc.), mais dès l’époque, j’ai remarqué qu’à Paris, où j’habite, on trouve beaucoup d’écho de cette histoire mondiale. Quand on écrit son chapitre sur la Révolution russe, par exemple, on y glisse forcément une ligne sur le fait qu’un grand nombre de ceux qui ont fui les Bolchéviques, sont venus s’installer à Paris. Quand on se documente sur Ho Chi Minh, le père de l’indépendance du Vietnam, on apprend alors qu’il avait passé une partie de sa jeunesse militante sur les bords de la Seine. Pareil pour les Polonais au 19e siècle ou, plus proche de nous, les Chiliens qui ont tenté d’échapper au coup d’État de Pinochet. Je peux aussi vous parler de l’histoire de l’Égypte. L’exemple est moins connu. Le pays a été modernisé au début du 19e siècle par un pacha appelé Mehmet Ali. Au moment de lancer ses réformes, voulant s’inspirer de l’Occident, il y a envoyé une vingtaine de jeunes apprentis imams de l’université d’al-Azhar et ils ont passé cinq ans…à Paris.

Qu’y ont-ils découvert ? Comment s’est passé ce voyage ? C’est ce que je raconte dans les premiers chapitres de mon livre, comme je suis ensuite les pistes que je viens de vous exposer, celle de ces Russes fuyant les bolcheviques, de ce jeune Vietnamien alors inconnu (il ne s’appelait même pas Ho chi Minh, son nom de guerre, choisi plus tard), de ces Polonais des années 1830, des Chiliens des années 1970 : comment ont-ils vécu Paris, où habitaient ils, quels lieux fréquentaient-ils ? En quoi Paris a compté pour eux ? En quoi l’histoire qu’ils portaient avec eux a pu changer Paris, en quoi leur séjour dans notre capitale a pu changer le rapport à leur propre histoire. C’est le projet.

Parler de l’immigration, c’est s’intéresser à l’histoire des millions de gens qui se sont installés en France – et à Paris – pour s’y intégrer, devenir français. C’est un sujet noble et passionnant. Mais des centaines de livres ont été écrits dessus et un magnifique musée leur est consacré – la Cité de l’Immigration. Je ne voyais pas quoi écrire de neuf sur le sujet.

Curieusement, il existe bien peu de livres qui parlent non pas des immigrés, mais des émigrés soient qu’ils aient été exilés politiques, ou encore qu’ils soient venus étudier dans notre pays, ou y chercher une liberté qu’ils n’avaient pas chez eux. Bien sûr, il existe des récits, des livres d’histoire sur chacune des communautés dont je parle, prises séparément, ou des biographies qui nous racontent le séjour à Paris des nombreuses célébrités que j’évoque, de Chopin à Pablo Neruda, de la poétesse russe Marina Tsvetaeva à Joséphine Baker, mais, à ma connaissance, il n’existait pas de livre qui les raconte tous en prenant comme sujet Paris, en expliquant comment ils y ont vécu, et ce que Paris leur doit : des monuments, des lieux, des cafés qu’ils ont marqué de leur empreinte. Mon livre est aussi une promenade à travers cet autre Paris, celui des petites églises russes oubliées, des cafés où les exilés allemands tentaient de passer leur journée au chaud, ou des boites de nuit où les futurs grands noms de la littérature noire américaine passaient leurs vingt ans !

Je n’ai hélas pas eu l’occasion de voir cette exposition et mon livre était déjà bouclé auparavant. Mais bien sûr, je raconte ce Paris qui a été un paradis pour de nombreux Noirs américains fuyant la ségrégation. Les premiers sont arrivés au moment de la première guerre, dans les rangs de l’armée américaine entrée dans le conflit en 1917. Lors de leurs permissions, ils ont eu l’occasion de découvrir une ville pour eux extraordinaire : on pouvait prendre une bière à une terrasse, commander un plat dans un restaurant ou – plus extraordinaire encore – draguer une fille blanche (ou même aller à l’hôtel avec elle) sans risquer de se faire jeter dehors ou de finir pendu à un arbre ! Dans leur sillage, de nombreux Noirs américains ont voulu à leur tour découvrir ce paradis.

Le point est d’ailleurs paradoxal. A ce moment-là, Paris était la capitale d’un empire colonial où les « indigènes » comme on disait, étaient humiliés, soumis, exploités avec brutalité. Mais curieusement, la ville elle-même, très internationale, était tolérante à tous les visages, à tous les types humains. Joséphine Baker, la plus célèbre Noire américaine des années folles, disaient qu’à Paris, les seules personnes que les Noirs américains craignaient de croiser, c’étaient les Américains blancs. Tout ceci est allé de pair avec un extraordinaire bouillonnement intellectuel. A Paris, ces jeunes Noirs, dont certains sont devenus des grands noms de la littérature (comme le poète Langston Hughes, mon préféré) ont pu se confronter à d’autres cultures noires qu’ils ignoraient, celle des Antilles françaises, ou des colonies africaines.

Après la Seconde Guerre mondiale, le phénomène a recommencé, dans une ambiance un peu différente. Le nom le plus célèbre de cette deuxième période, c’est James Baldwin, arrivé en France à la fin des années 1940 avec quelques dollars en poche. Vous le connaissez bien, vous avez écrit sur lui. Même s’il a répété souvent qu’il n’aimait pas beaucoup Paris (il lui a préféré Istanbul, puis plus tard Saint Paul de Vence où il a vécu et où il est mort), la grande ville a été très importante pour lui, l’a aidé à s’émanciper, y compris sur le plan sexuel – il adorait les quelques boites homos de Saint Germain des près.

Reste que pour la communauté des Noirs américains des années 1940-1950, l’ambiance était moins joyeuse que dans les années folles, à cause de la guerre froide. Un auteur comme Richard Wright, par exemple, venu se réfugier en France pour fuir le racisme, était constamment sous pression de la CIA, car il avait été communiste. Je raconte quelques-unes des histoires troubles de ces décennies, qui ressemblent parfois à des romans de John Le Carré

Oh la la ! Question impossible ! Un écrivain est comme un père avec les chapitres de ses livres ! Il les aime tous ! Blague à part, j’ai vraiment aimé toutes ces étapes car chacune m’a permis d’évoquer une époque différente (par exemple les Polonais, arrivés dans les années 1830 m’ont permis de raconter l’époque romantique, comme les Chiliens, qui concluent l’ouvrage, m’ont emmené dans les années 1970) et surtout, chaque chapitre m’a permis d’explorer des problématiques différentes. L’accueil des uns et des autres ont été très différents.

Les Polonais ont été accueilli en héros. « Toute la France est polonaise », s’est écrié Lafayette en accueillant les premiers proscrits, qui représentaient pour la majorité des Français les martyrs d’un peuple écrasé par un voisin barbare et puissant, un peu comme on l’a vu avec les Ukrainiens, arrivés après l’invasion de 2022. A l’inverse, les allemands antinazis arrivés après 1933 ont souvent été très mal reçus, à cause de la crise, du chômage qui a exacerbé la peur que l’autre ne vienne que pour prendre des emplois qui n’existaient plus et donc la xénophobie. Hannah Arendt, qui était juive, a écrit quelque part la phrase suivante : nous avons dû quitter l’Allemagne parce qu’on ne nous considérait pas assez allemand. Dès la frontière passée, on nous faisait comprendre qu’on était des « boches ».

Je peux vous dire que, pendant les deux ans où j’ai travaillé sur ce livre, Paris a été une fête constante, parce que j’ai découvert un nombre incroyable de lieux étonnants qui m’étaient totalement inconnus. J’aime Paris depuis que j’y suis arrivé, il y a plus de quarante ans et j’ai adoré faire cette enquête qui m’a fait redécouvrir une autre ville. Je ne vous en dis pas plus. Je voudrais que les lecteurs les découvrent, comme moi-même je les ai découverts

Je n’ai pas de voiture. Quand je vais un peu loin, dans paris, je prends un vélo. Pour le reste, je vais à pied. Je peux vous assurer que pour un piéton ou un cycliste, Paris est aujourd’hui mille fois plus vivable et agréable qu’elle n’était quand j’ai découvert cette ville, il y a maintenant quarante ans. Les longues pistes à vélo, les voies sur berge où on peut se promener (alors qu’elles étaient colonisées par les voitures), tout ça ressemble au paradis par rapport à ce que j’ai connu. Beaucoup d’endroits se sont aussi considérablement embellis.

J’habite à côté de la place Pigalle, au nom mythique. Depuis des décennies, on ne la voyait plus. La fontaine était asséchée, la place elle-même elle était grise et moche, perdue dans le trafic. Depuis qu’elle a réouvert, elle a retrouvé un charme, un chic ! J’adore m’assoir sur le bord de la fontaine, rien que pour jouir d’un endroit redevenu plein d’un charme qu’elle avait perdu. Dans ce sens, je pense que Paris a été bien géré, puisqu’il s’est embelli.

Je suis spécialiste d’histoire. Pour moi, le meilleur moyen de se prémunir de la nostalgie bêbête et du « c’était mieux avant » c’est précisément d’étudier cet avant. Notre présent peut faire peur, c’est vrai, ou décevoir. Pour autant, je ne vois aucun motif de regretter le temps d’avant. Dans la plupart des chapitres de mon livre, le Paris que je décris, est aussi un Paris sale, un Paris de la misère, où les gens vivaient dans des conditions heureusement inimaginables aujourd’hui. Je sais bien qu’aujourd’hui, de nombreux quartiers connaissent un fléau inverse : ils deviennent des ghettos pour riches et pour touristes, dont les pauvres sont chassés à cause du prix du logement. Il faut évidemment combattre ce phénomène, soutenir le logement social, pour garder la mixité qui donne à une ville son caractère et sa diversité. Mais on ne peut regretter pour autant la promiscuité et la misère d’un Paris où des familles entières vivaient dans une ou deux pièces, sans salle de bains, sans lumière, sans confort, où la plupart des proscrits dont je suis la trace devaient se contenter de « garnis », des hôtels miteux.
Reste que, pour misérable qu’ait été leur vie, la plupart de ces exilés, même s’ils traversaient souvent des périodes d’abattement et de tristesse, gardait toujours au cœur la certitude qu’un jour les choses s’amélioreraient, que le ciel bleu allait succéder au ciel noir.

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Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
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