Mehdi Ouraoui et Rachid Taha, son Fantôme

Par
Yasmina Jaafar
7 septembre 2023

Medhi, professeur de latin à Henri 4, croise le fantôme de Rachid Taha dans le bus 96 à Paris. Le premier roman de Medhi Ouraoui, essayiste et normalien, mêlent la fantaisie, l'humour et la poésie. Écrit dans un style direct, le lecteur ne perd rien de l'onirisme qui traverse les pages, ni du portrait de ce héros moderne, classique, intégré qui pense le wokisme, la France et ses atermoiements identitaires. Ouraoui signe une pépite littéraire et prouve que le discours politique a parfois moins d'effet qu'une fiction réussie ! Rencontre :

Essayiste, Mon fantôme est votre premier roman. Quelles sont de différences majeures de fabrication/création ? 

La différence fondamentale, c'est le doute. Un essai s'écrit à la force de conviction, un roman s'écrit à la capacité de doute. On dit parfois qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments: ce qui est certain, c'est qu'un roman à thèse, qui ne laisse aucune place à l'imagination, au rêve, à l'ambiguïté,  est souvent soporifique. Lorsqu'on écrit un essai, on sait exactement quelle vision du monde on défend. La beauté du roman, c'est la part du lecteur, qui verra vos personnages, vos paysages, et même les actions que vous décrivez à travers ses propres yeux, qui y trouvera des choses que même vous l'auteur n'aviez pas vues. La relation est forcément plus intime. Beaucoup de récits ou d'autofictions, très politiques, très démonstratifs, ont été publiés ces dernières années. C'est intéressant mais moi j'avais envie de renouer avec la tradition du roman de l'imaginaire.

Le roman se montre-t-il plus efficace qu'un discours politique ? 

Le discours politique est totalement démonétisé, notamment parce que sa langue est triste, technocratique, sans saveur, et nivelée au rang des buzz et des clashs en 280 signes. J'ai toujours cru, notamment quand j'écrivais des discours, en une langue à la fois érudite et populaire. On parle, au sens propre, mal aux citoyens, puis on s'étonne de la crise démocratique. Le roman, la fiction, la fantaisie (en l'occurrence le fantôme de Rachid Taha qui apparaît au narrateur) élargissent la réflexion, évitent le manichéisme, permettent un pas de côté intellectuel pour aborder des sujets parfois tragiques. Regardez, tous les grands auteurs ont traité le trauma du Brexit en fiction, mais combien ont été publiées chez nous sur les attentats comme ceux contre le Bataclan ou contre Charlie ? Ou encore sur les Gilets jaunes, la Covid, etc. Ce n'est pas un reproche de ma part, juste un constat. Le roman est un formidable détour, un raisonnement buissonnier, à l'abri du fracas de la politique politicienne. 

Votre objectif est-il de regarder la France dans les yeux pour relever ce qui ne va pas ? 

Je laisse ça aux gens qui exercent des mandats électifs. Comme tous les gens qui vieillissent, j'ai surtout tendance à regarder par-dessus mon épaule pour voir ce qui a cloché, notamment pour comprendre comment ce pays est passé en deux décennies de Vive Zidane à Vive Zemmour. En fait, je ne sais plus très bien ce qui ne va pas dans notre pays, plein de choses certainement, mais qui ne se régleront pas sans surmonter notre incapacité collective au dialogue, à la nuance, au respect. Dans Mon Fantôme, je crois qu'on peut rire et pleurer avec tous les personnages, c'est peut-être cela le point de départ d'un avenir commun moins angoissant. 

Quelle serait votre définition du Wokisme ? Et les dangers d'après vous ? 

Etre "éveillé" aux discriminations et aux inégalités, c'était un beau projet de départ. Malheureusement, il me semble qu'une partie du camp progressiste a commis la même erreur stratégique que le gauchisme radical des années 1970: opposer à la radicalité de l'extrême-droite, qui est réelle, une autre radicalité. Or la violence, même celle des mots, la radicalisation du débat public profite toujours in fine à ceux qui agitent les passions tristes et qui sont dépositaires d'une longue histoire de violence politique. Si on fait le choix de la tension permanente, c'est la matraque qui gagne à la fin, pas la démocratie. A l'inverse, ce serait une magnifique audace que de faire le pari de l'intelligence des citoyens, de la nuance dans les propos, de la belle langue pour parler à la raison des classes populaires et moyennes !

A-t-on déjà perdu face au communautarisme ? 

Là-encore, faisons un détour par l'ailleurs. Marjane Satrapi a de très beaux mots sur les chances de succès du mouvement démocratique iranien: chaque baiser entre deux amoureux dans la rue, chaque mèche de cheveux, chaque pas de danse, est une défaite des obscurantistes. Évidemment, je suis triste que les communautarismes, les intégrismes religieux, aient fracturé le pays de mon enfance. Mais si nous perdons confiance en nous-mêmes, en notre capacité au mélange, à la fête, à la joie commune, ils gagnent. De même si nous adoptons leur logique de guerre civile. Alors je veux, envers et contre tous, sans rien pardonner à ceux qui nous ont enlevé Samuel Paty ou Charb, ou les enfants d'Ozar Hatorah, espérer que le cœur et la raison de la majorité l'emportent face au couple diabolique extrême-droite/islamisme et face à leurs obsessions communes contre les juifs, les femmes, les homosexuels, les faits, la science...

Mehdi, votre personnage/héros, est un français ordinaire, intégré et calme. Pouvez-vous nous dire pourquoi c'est important d'imaginer des personnages déc fictions éloignés des clichés habituels ? Représentation et représentativité/rôle modèle. 

Tout simplement parce qu'ils existent. L'immense majorité des Français arabes, dans notre pays, ce sont des Français ordinaires, des ouvriers, des ingénieurs, des artistes, des secrétaires de mairies, le type de la pub Carglass, pas les dealeurs ou djihadistes ou flics de cité en proie à un conflit de loyauté qu'on voit dans les fictions la plupart du temps. Il y a heureusement des contre-exemples, comme Ramzy Bedia qui joue un écrivain goncourisé dans le dernier film de Baya Kasmi. Et puis, c'est quand même un rêve d'écrivain, que chacun puisse se projeter dans son histoire, la rendre unique et universelle à la fois. Flaubert disait "Emma Bovary c'est moi", j'aime bien penser que mon narrateur "Mehdi, c'est vous, c'est moi, c'est nous". 

Votre livre est aussi un hommage vibrant. Avez-vous rencontré (dans la vraie vie) l'immense Rachid Taha ?

Jamais, c'est un grand regret ! Je l'ai aperçu une fois, dans la nuit parisienne, sans oser l'aborder. Taha était un grand artiste populaire,  une figure de la chanson française injustement mésestimée et un peu vite oubliée, de la musique arabe également, mais aussi reconnu mondialement pour sa reprise des CLASH ou ses collaborations avec Brian Eno. C'est aussi, plus intimement, une partie de la BO que j'entends quand je revisite ma jeunesse ou mon enfance. 

Un mot sur votre parcours ? 

La vie, et mes parents, m'ont donné la chance de monter de mon sud-ouest natal pour les grandes écoles parisiennes (où j'ai, au passage, découvert un autre communautarisme, celui des élites), puis d'exercer le métier étonnant de plume politique. Aujourd'hui je vis et j'écris au Pays basque.  

Mehdi Ouraoui Mon fantôme Fayard 276p, 19.90

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