Entretien croisé : Inès Sabatier & Fabrice Gardel revient sur l'histoire du grand Joseph Zobel, l'auteur de "Rue Cases-Nègres" : "Zobel, c'est le goût de la complexité, de ne jamais se contenter d’être ce qu’on était prédestinés à être".

Par
Yasmina Jaafar
7 mai 2025

Joseph Zobel, martiniquais né le 26 avril 1915, est l'auteur du roman à succès "Rue Cases-Nègres", adapté en 1983 au cinéma par Euzhan Palcy. Il est le sujet du documentaire "Joseph Zobel, l'enfant de la rue Cases-Nègres". Aimé Césaire, les sœurs Nardal, René Maran (1er Goncourt Noir - 1921) et Léopold Sédar Senghor sont ses camarades. L'écrivain, poète, sculpteur, peintre, maître en art floral japonais, a eu pour ambition de réaliser tous ses vœux. Cette force de conviction lui vient de sa grand-mère. De la Martinique aux Cévennes en passant par Paris et vingt ans après sa mort, Zobel est une figure respectée de la littérature francophone. Son arrière petite-fille Inès Sabatier, Inès Blasco et Fabrice Gardel proposent un film touchant construit de témoignages de proches et d'images d’archives rares. À voir sur France télévisions le lundi 12 mai prochain, à 23h45.

IS : Au moment de faire ce film, Euzhan Palcy était une toute jeune réalisatrice, ayant grandi en Martinique. Personne ne croyait en son projet, elle a essuyé un nombre incalculable de refus car à cette époque les producteurs ne pensaient pas qu’un film avec un casting très majoritairement Noir marcherait. Aujourd’hui, la situation a certes changé mais c’est toujours compliqué de faire des films sur les Antilles en France. Euzhan a trouvé plus de succès et de reconnaissance aux États-Unis. La France a encore un problème avec son passé colonial et on met toujours trop peu en avant les pionnier.e.s comme Euzhan Palcy, qui ont construit leur identité artistique sur ce sujet. Et nous avons une grande chance, car Euzhan Palcy donne un peu d’interviews mais en souvenir de "son ami Joseph" elle a bien-sûr accepté.

À l’époque de l’enfance de Zobel, les “rues Cases-Nègres” étaient les parties des habitations sucrières dédiées au logement des ouvriers. Les ouvriers agricoles étaient logés dans des petites cases misérables, faites de bois, de tôle, de paille… Ces rues Cases-Nègres, avant l’abolition de l’esclavage, existaient déjà pour loger les esclaves. C’est dire à quel point les conditions de vie des Noirs martiniquais ont peu changé malgré l’abolition. 

IS : Le parti-pris de ce film, c’est non seulement de raconter un écrivain célèbre, mais aussi un homme, dans tout ce qu’il a de plus profond. Qui de mieux pour raconter cela que ses plus proches ? Fabrice Gardel a pour habitude de dire qu’une bonne anecdote vaut bien mille généralités, je pense que le documentaire le montre bien. J’espère que la mémoire familiale saura agrémenter la mémoire universelle pour éclairer le public sur qui était vraiment mon arrière-grand-père. 

Fabrice Gardel : pour réaliser énormément de Biographies , et donc rencontrer beaucoup de « familles de… » la luminosité, la fraternité, la simplicité des Zobel  m’est apparue . Ce n’est pas un hasard : je pense que Joseph (même si c’était loin d’être un être simple) était fondamentalement sain. Ça se sent dans sa descendance. Pour aller vite, ce sont des gens bien. 

Il y a une dimension qui nous paraît importante que l’on met en lumière dans le film : au fond, il n’a jamais « cédé sur ses désirs » comme dirait Lacan. Il a été au bout de son destin. Avec des batailles, des frustrations, des insatisfactions, certes, mais il n’a jamais lâché son cap.

IS : Quand il était jeune auteur en Martinique, Joseph est devenu ami avec Aimé Césaire et ce dernier est devenu son mentor. C’est Césaire qui l’a poussé à écrire son premier roman, Diab’la. Leur amitié a duré toute leur vie. Même s’ils n’habitaient pas au même endroit au même moment, ils correspondaient très régulièrement. L’un des plus beaux poèmes de Joseph Zobel, “Visite” est dédié à Césaire.
Nous avons même appris que dans les années 2000, un ami plus jeune de Joseph l’aidait à organiser des visioconférences avec Césaire pour qu’ils puissent discuter comme s’ils étaient ensemble ! 

Les deux hommes étaient très différents. Zobel n’a jamais été « un politique » comme Césaire . Il n’a jamais eu en Martinique la même reconnaissance. Mais on sent dans leurs échanges une admiration réciproque entre ces deux hommes. 

IS : Joseph Zobel est resté quinze ans au Sénégal, le temps de vivre beaucoup de choses différentes ! Au début, il a été quelque peu désorienté, il espérait sûrement être reçu avec plus de chaleur. Mais petit à petit, il s'est adapté et a été fasciné par le Sénégal. Quand il a fondé le service culturel de la radio nationale sénégalaise, les rencontres avec des artistes de l’Afrique entière lui ont permis de mieux appréhender certaines différences. Il n’en reste que là-bas, il était un bourgeois des sphères culturelles. Il espérait que tous les Sénégalais seraient aussi passionnés par la Négritude et les arts Noirs que lui, mais c’était à l’époque un pays en pleine mutation. Il est allé au bout de son expérience puis a compris qu’il ne voulait pas passer ses vieux jours là-bas. C’est une question qui nous a beaucoup intéressé, car bien sûr il y a l’Afrique rêvée l’Afrique imaginée et puis il y a la réalité. 

FG : Mon cap est assez simple : raconter  des gens intelligents, de façon assez rock pour toucher toutes les générations. Le fil conducteur de tous ces personnages sont les enjeux  de la liberté. Liberté intellectuelle: ce ne sont sont pas des idéologies. Liberté politique au sens large : ils préfèrent les individus aux systèmes. Je suis très attentif à la façon dont ces écrivains, ces intellectuels sont « alignés » : il y a une cohérence entre leur façon de penser et leur façon de vivre. Leur système de valeurs ne varie pas. J’aime bien la formule de Camus « il s’agit de résister à l’air du temps. »

Dans ce même esprit, je suis en train de terminer un film sur le philosophe Vladimir Jankélévitch. Toute sa vie il a refusé les « isme »: marxisme, existentialiste structuralisme... lui, qui a été radié de l’éducation nationale en 1940 est d’une vigilance absolue sur les questions d’antisémitisme. Cela nous parle… Ce film sera diffusé le 2 juin prochain, 40 ans après sa disparition. Je retrouve avec lui toutes les valeurs que j’essaie (modestement) de défendre : sens de la nuance, ou du dialogue, tout en étant très droit intellectuellement.

IS : Ce qui a provoqué ces événements, c’est la vie chère. Mais aussi un sentiment profond de marginalisation, de manque de respect de la part des autorités. C’était assez fou d’entendre le ministre Buffet déclarer qu’il “n’aimait pas qu’on lui mette la pression” pour venir en Martinique alors même que l’île était en proie à des événements absolument inédits. Je pense que malheureusement, au-delà d’être mal connue, la réalité sociale vécue aux Antilles n’intéresse pas vraiment le reste de la population française. Pour preuve, quasi rien n’a changé six mois après la signature du protocole contre la vie chère et ça ne fait plus la une de l’actualité. 

IS : Effectivement, la littérature de mon arrière-grand-père est empreinte d’une grande nostalgie. On sent qu’il a toujours gardé son enfant intérieur, le gamin des rues Cases-Nègres qui vivait au rythme de la nature et se délectait des petites plaisir du quotidien malgré une vie difficile. En lisant Joseph Zobel, le lecteur comprend aussi qu’il a été constant dans l’amour qu’il portait aux siens, aux Martiniquais, alors même qu’il a vécu expatrié la majorité de sa vie. 

IS : Je pense que la reconnaissance n’est surtout pas venue du bon côté. Mon arrière-grand-père était quelqu’un d’assez ambivalent, il avait quitté la Martinique et ne souhaitait pas retourner y habiter mais il espérait tout de même que les Martiniquais le valorisent davantage de son vivant. 

Par ailleurs, il a eu beaucoup de succès avec “La Rue Cases-Nègres”, dont il était très fier, mais je crois qu’il aurait préféré que l’on s’intéresse à l’ensemble de ses pratiques artistiques. Il a toujours rêvé d’être un grand artiste plasticien, il était aussi absolument passionné par ses pratiques d’arts asiatiques (ikebana, calligraphie…). Il aurait aimé que l’on retienne aussi ça de lui. C’est quand même extraordinaire quand on y pense, un homme Noir de son milieu social qui voyage jusqu’en Asie pour devenir maître en art floral japonais auprès de l’un des plus grands professeurs de Tokyo ! 

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Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

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