"Race", "Intersectionnalité", "Universalisme"... réflexion sur les mots qui inondent le débat public avec Alain Policar

Par
Yasmina Jaafar
24 février 2021

Rien de plus important que de faire pause un instant pour prendre le temps de la réflexion et du raisonnement. Le politiste Alain Policar nous accorde ce temps. Avec l'auteur de "L’inquiétante familiarité de la race" (Au bord de l'eau 2020), nous décortiquerons le sens des mots et leur utilisation. "Race, racisé intersectionnalité, universalisme, postcolonial"... tous parlent de notre vie en commun et de notre société. Explications :

Le mot "race" semble prendre un nouveau sens. Pourquoi ? 

Plus que le mot, c’est plutôt la façon dont il est utilisé chez certains militants antiracistes appartenant, le plus souvent, aux populations racisées qui est nouvelle. L’idée est que la connaissance des origines génotypiques est de nature à permettre plus de justice sociale. L’exemple le plus fréquent concerne son utilisation dans la médecine américaine. Certaines maladies sont racialisées (diabète type 2, drépanocytose, cancer et même schizophrénie) afin de mieux les soigner. On connaît le cas du BiDil, médicament destiné spécifiquement aux Afro-Américains pour traiter l’insuffisance cardiaque, sans résultats significatifs On a ainsi pu parler de racialisme antiraciste. Mais si les intentions sont louables, puisqu’il s’agit d’améliorer la thérapeutique, cet objectif vertueux se heurte à des limites décisives, lesquelles tiennent à l’inextricable imbrication du génétique et du social.

N'était-il pas avant tout un outil scientifique ? Pourquoi déborde-t-il dans la sphère sociale et politique ?

La « race » n’a été un « outil scientifique » que durant la (longue) période où l’idée de l’existence des races dans l’espèce humaine était acceptée. Ce n’est le cas aujourd’hui que si l’on définit le concept comme une catégorie d’analyse du vivant humain, et cette approche reste largement minoritaire. Il n’en reste pas moins que la race, catégorie socialement construite, a les effets d’exclusion, de discrimination que nous savons. Comme l’écrit Sally Haslanger, les « races » sont comparables aux rois : on a longtemps pensé que ces derniers étaient de droit divin, on sait désormais que leur pouvoir dérivait de coutumes et de normes socialement construites. La domination de « race » est donc réelle, et elle s’exerce parce que la différence observable est en définitive naturalisée : les individus sont enfermés dans des appartenances dont ils ne peuvent s’émanciper.

Une identité nationale protège-t-elle du morcellement (aristotélicienne) ? 

Cela dépend évidemment de l’usage politique de la notion d’identité nationale. Ce qui est préoccupant est la fa fonction de séparation qu’elle joue. Ce qui est proposé aux immigrés est de se plier aux traditions françaises, celles-ci étant supposées universelles par essence. L’universalisme alors n’est plus un humanisme ouvert à la diversité mais un symbole de résistance du nationalisme français. C’est bien ainsi que le décrit Achille Mbembe dans un ouvrage collectif de 2005, consacré à La Fracture coloniale : « A force de tenir pendant si longtemps le “modèle républicain” pour le véhicule achevé de l’inclusion et de l’émergence à l’individualité, l’on a fini par faire de la République une institution imaginaire et à en sous-estimer les capacités originaires de brutalité, de discrimination et d’exclusion ».

Le jugement peut paraître sévère, mais l’histoire française (bien avant d’ailleurs l’instauration de la République) témoigne de cette connotation racialiste. Or l’universalisme se fourvoie, jusqu’à se vider de sa substance, lorsqu’il fait de l’identité nationale la boussole du combat républicain. La confusion entre l’amour de la République et la sacralisation de la nation est largement à l’origine de la construction d’une mythologie politique indifférente à l’histoire, en l’occurrence au passé colonial français.

Vous évoquez 1983 et la marche des "beurs ». Cette récupération politique est-elle une entreprise de démolition au nom de l'antiracisme ? 

Je pense qu’il convient d’être plus nuancé. Il ne fait aucun doute que la mal nommée « Marche des beurs » a été instrumentalisée par le Parti socialiste. Il s’est agi de faire main basse sur le mouvement antiraciste, notamment par l’intermédiaire de SOS racisme. Mais s’il ne faut pas exclure une forte incompréhension des revendications en faveur de l’égalité qui s’étaient exprimées, je ne parlerais cependant pas de « volonté de démolition ». On peut cependant comprendre la volonté de jeter aux oubliettes des associations jugées peu soucieuses de réduire les inégalités et la stigmatisation raciale dont souffrent certaines populations issues de l’immigration.

Depuis peu, le terme "racisé" apparaît dans les débats. De la même manière que le mot "beur", est-ce que cet auto déterminisme condamne les minorités à l'exclusion définitive ? 

Non, je ne le pense pas. Le plus souvent, la réalité factuelle précède l’usage des termes. Si le mot apparaît, c’est donc qu’il répond à une nécessité. On peut évidemment discuter de son bienfondé. Mais « sociologie » s’est imposé bien qu’étant un étrange attelage d’une racine latine et d’une racine grecque. Plus près de nous, « islamophobie »peut être discuté, mais sa polysémie ne semble pas un véritable obstacle à son usage (même si, pour ma part, je préfère parler de « racisme antimusulman »). Pas de risque, par conséquent, que l’utilisation de « racisés » conduise à l’exclusion.

Vous indiquez que les essentialistes considèrent que l'homme blanc ne peut pas combattre le racisme. L'antiracisme est-il une nouvelle forme de racisme ? 

Il ne faut sans doute pas exagérer l’importance de ceux qui considèrent que seules les victimes du racisme sont fondées à en parler. Il existe des invariants qui permettent de comprendre la souffrance d’autrui. Il n’est pas nécessaire d’être femme pour lutter contre le sexisme, ni même pour être féministe. La thèse inverse est profondément anti-universaliste et je la refuse radicalement.

Vous rappelez-vous le livre "Indignation" de Stéphane Hessel. L'indignation n'est-elle pas le premier pas vers la victimisation qui elle-même mène à la radicalisation ? 

L’indignation est le premier moment, moral, d’un combat politique. L’antiracisme est, à la fois, moral et politique, à condition toutefois de ne pas limiter le racisme à des attitudes ou des comportements. Cette réduction conduit à se contenter de vouloir réformer l’individu, de psychiatriser le raciste, alors que c’est le système qui doit être changé. C’est pourquoi, au sens fort, le racisme ne peut être que systémique. Mais je ne saisis pas vraiment le lien que vous établissez entre indignation et victimisation, ce dernier terme possédant une connotation vaguement péjorative. Il existe bien entendu des victimes réelles de la haine raciste. Mais peut-être faut-il, comme vous le suggérez, se méfier du recours à l’indignation comme simple slogan ?

Qu'est-ce qu'est l'intersectionnalité ? Ses dangers ?

Conçue comme un outil d’analyse de la domination, l’intersectionnalité propose de rompre avec les approches analogiques (par exemple, sexisme pensé sur le modèle du racisme) ou additives (le cumul des discriminations est énoncé mais non théorisé) pour questionner la complexité des relations de pouvoir, ces dernières ne pouvant être expliquées que si les influences réciproques de la race, du genre et de la classe sont saisies. Il existe des catégories de pouvoir, la race, la classe, le genre, la sexualité, la religion, etc. dont le contenu est ouvert parce que sensible au contexte. Ces catégories de pouvoir ne sont ni substituables entre elles, ni détachables les unes des autres. L’accent est mis sur le fait que l’intersectionnalité se veut avant tout une praxis critique orientée vers la justice sociale. Malgré son souci d’extrême attention aux phénomènes de marginalisation, la critique intersectionnelle a pu être politiquement récupérée par le néolibéralisme comme une façon de gérer la diversité.

La diversité est-elle un marché, un commerce et est-elle compatible avec l'égalité ? 

Si elle peut être en effet récupérée par le discours entrepreneurial, elle reste une valeur fondamentale tout à fait compatible avec l’égalité : nos sociétés contemporaines ne peuvent traiter dignement les individus qui la composent en faisant abstraction de leur diversité. Il s’agit de permettre simultanément la promotion de la diversité et la perception de notre humanité commune : semblables, mais divers, divers, mais semblables. La diversité culturelle permet dès lors de « tester le type de diversification par lequel les "semblables" que sont les hommes en viennent à trouver dans la façon dont ils s’apparaissent comme "dissemblables" un marqueur ou une marque de leur dignité »[1]. Et nous retrouvons là l’œuvre d’Édouard Glissant, et l’importance de la distinction entre créolité et créolisation, laquelle permet de comprendre pourquoi le paradigme de la diversité rompt avec la problématique identitaire. Et pourquoi on peut défendre un universalisme ouvert à la diversité tout en évitant le piège du différentialisme culturel. É. Glissant exprime sobrement ce souci : « Je suis tout à fait contre le terme de créolité. […] Je crois que l’idée de créolisation correspond mieux à la situation du monde. C’est l’idée d’un processus continu capable de produire de l’identique et du différent. Il me semble que la créolité érige le multilinguisme ou le multiethnisme en dogme ou en modèle. Comme je suis contre les modèles, je préfère le terme ouvert de créolisation à cette espèce d’essence ou d’état auquel renvoie le terme de créolité »[2].

Alain Policar, "L’inquiétante familiarité de la race" (Au bord de l'eau 2020)

Universalisme, républicanisme, essentialisme, ethnicisation.... ces mots émergent et imposent la rupture. Pourquoi ces questions identitaires envahissent à ce point notre société aujourd'hui ? 

Ces termes ne sont sans doute pas aussi nouveaux. En revanche, leur utilisation est beaucoup plus critique qu’autrefois. Sans doute parce que la conscience de notre passé colonial est plus forte aujourd’hui qu’au siècle dernier. Et, avec elle, le sentiment que les structures qui ont justifié l’ordre colonial n’appartiennent pas vraiment au passé.


[1] Alain Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion, 2009, p. 257.

[2] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, cité par A. Renaut, op. cit., p. 326.

Du même auteur...

Mais aussi...

LA RUCHE MEDIA
40 rue des Blancs Manteaux
75004 Paris
Contact
Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
magnifiercrossmenu linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram
Tweetez
Partagez
Partagez