Rencontre avec Nadia Essalmi, romancière et éditrice marocaine : "Je prends la plume car elle est ma seule arme pour combattre l’obscurantisme. L’art, la littérature, le cinéma peuvent être des outils puissants pour remettre en question les tabous"

Par
Yasmina Jaafar
14 décembre 2023

Après "La révolte des rêves" (La virgule, 2018), Nadia Essalmi publie "L’amante religieuse". Un recueil de textes - finaliste Prix Ahmed-Baba (Mali) et finaliste Prix Ivoire 2023 - aussi fort que politique. La romancière, également directrice de la maison d'édition Yomad et fondatrice du Festival Marocain Littératures Itinérantes, a autant de courage que de talent à nous faire vivre les atermoiements de la société marocaine. L'émancipation des femmes, le mariage forcé, l'inceste, le corps et la sensualité... chaque thème est posé sans tabou. Rencontre avec une femme à connaître :

La première nouvelle "Le Je (jeu) de l’enfant" traite de l'inceste, la deuxième "Le corps à corps" de transsexualité. Défaire les tabous ne vous effraie pas ? 

Oui, cela m’effraie car mes écrits peuvent susciter de l’incompréhension qui à son tour peut engendrer des réactions violentes. Défaire les tabous est une entreprise complexe qui présente des défis et des risques, mais elle peut également être importante pour la progression sociale, la compréhension mutuelle et la promotion de la diversité. Elle rencontre inéluctablement une résistance significative de la part de certaines parties de la société qui sont attachées aux normes établies. La déconstruction de certains tabous peut contribuer à l’éducation et à la sensibilisation du public sur des questions importantes, favorisant une compréhension plus approfondie.

Les tabous, même s’ils varient d’une culture à l’autre, existent parce qu’ils font référence à ce qui est contre les normes culturelles, religieuses ou morales. Dans certaines sociétés, parler ou discuter ouvertement de certains sujets peut être perçu comme offensant. Il est très dur de bousculer les mentalités et les croyances parce qu’elles sont coriaces. Les combattre nécessite de l’audace, du courage, de la volonté et de la persévérance.

Pour revenir à l’accueil de L’amante religieuse, il n’était pas des plus chaleureux. Quelques plateformes culturelles ont refusé de le présenter sous prétexte que le sujet était sensible. Mais d’autres, plus courageuses, ont joué le jeu.

L’art, la littérature, le cinéma et d’autres formes de médias peuvent être des outils puissants pour remettre en question les tabous. Les œuvres créatives, même si elles rencontrent de la résistance, elles peuvent susciter la réflexion et ouvrir des conversations.

Il est important de noter que le changement culturel est l’allié du temps. Il nécessite souvent un effort soutenu de la part de divers acteurs de la société qui combine l’éducation, la sensibilisation et l’action concrète.

Vous prenez la plume pour toutes celles qui ne peuvent pas prendre la parole ?

Je prends la plume car elle est ma seule arme pour combattre l’obscurantisme, mais elle doit être employée de manière constructive et bénéfique. L’écriture a le pouvoir d’influencer, persuader et provoquer des changements, aussi minimes soient-ils. Les mots, lorsqu’ils sont utilisés de manière habile et puissante, peuvent avoir un impact significatif sur la pensée, les attitudes et les actions des gens.

Je pense que ce livre est en quelque sorte le porte-parole de celles et ceux qui n’ont pas de voix ou plutôt qu’on empêche de parler, dire leur souffrance, ou simplement exprimer leur différence. Ma plume crie mon indignation contre les injustices, les inégalités et d’autres formes de déséquilibres dans la société.

Je prends l’exemple de l’inceste au Maroc, ou ailleurs. Beaucoup de familles l’ont connu, d’autres continuent à le vivre dans le mutisme effrayant parce qu’il est entouré de la honte en raison de la nature intime des relations familiales. La honte découle de la crainte de violer la confiance et la sécurité familiales.

L’homosexualité, quant à elle, est violemment condamnée dans notre société. La nouvelle « Le corps à corps » a été inspirée par un fait divers. Un transgenre qui a été lynché dans la rue en raison de son orientation sexuelle. Le public s’est proclamé juge et a décrété que le transgenre devait être puni au su et au vu de tout le monde. Le rôle de la littérature dans ce cas est de donner la voix aux multiples expériences. Cela peut contribuer à la sensibilisation, à la compréhension, à la lutte contre la stigmatisation des différences, à diluer les langues, à briser les tabous, à défaire les complexes et la honte.

Vous traitez des traditions, du mutisme familial, du mariage des mineurs, des femmes séductrices qui finissent par faire de l’autre sexe un ennemi. Dans la société que vous décrivez, l’homme n’est-il pas lui aussi victime des traditions lourdes et archaïques ? 

Le poids des traditions patriarcales peut influencer les comportements des femmes envers les hommes. Quand l’autorité et le pouvoir sont prédominants aux hommes au sein d’une société, que reste-t-il aux femmes à part la soumission ? Ces hommes assument le rôle de pourvoyeurs et de décideurs dans les familles conservatrices, ce qui  peut contribuer à façonner les attitudes négatives des femmes envers les hommes.

L’éveil du désir à l’adolescence est une composante naturelle du développement sexuel humain. Quand les changements physiques et hormonaux opèrent, les adolescents commencent à ressentir des attirances envers l’autre sexe et souhaitent expérimenter des relations émotionnelles tout d’abord amoureuses et intimes ensuite. En l’absence d’éducation sexuelle qui permet la compréhension de ces changements, ces jeunes se trouvent dans l’incapacité d’assouvir leurs désirs. De ce fait, ils usent de tous les moyens possibles de contourner les exigences familiales et sociétales. Un de ces moyens est la communication non verbale, des attitudes et des stratégies visant à attirer, charmer ou conquérir l’attention avec des signaux subtils, tels que la séduction avec le langage corporel, le contact visuel, le sourire et d’autres signaux qui transcendent les mots et suscitent l’intérêt.

Le regard de la société sur l’homme est plus tolérant. Il est toujours pardonné, car c’est un homme et un homme est irréprochable. Un dicton marocain dit « l’homme est comme une pioche, là où il va il peut creuser ». Ce dicton résume tout. La fille porte une membrane très précieuse, sa virginité. Elle représente son honneur, celui de sa famille et celui de son futur mari. Elle doit donc être préservée pour le mariage et aucune relation sexuelle n’est tolérée en dehors de ce lien sacré. Ces inégalités de genre dans la société entrainent de la frustration. Cette dernière peut constituer un levier de violence exprimée sous plusieurs formes tels que le viol, l’inceste et autres. Lorsqu’elle entrave la réalisation du désir de façon naturelle, le risque de comportements abusifs et parfois criminels peut nourrir un ressentiment de haine.

Les relations entre hommes et femmes sont diverses et complexes. L’homme étant à la fois celui qui impose la loi et celui qui est inaccessible fait de lui un ennemi. Il est entrainé malgré lui dans cette spirale illogique. Les croyances et les attitudes socioculturelles favorisent la méfiance entre les sexes. L’homme est finalement aussi victime des traditions, mais à un degré moindre.

Votre recueil de Nouvelles a pour ambition de faire évoluer les mentalités. Comment le livre a été reçu au Maroc ? Avez-vous eu des difficultés à le faire publier ? 

A vrai dire, je ne pensais pas qu’il avait une chance d’être publié au Maroc. Fort heureusement la maison d’édition La Croisée des chemins, la plus importante au Maroc, a bien voulu prendre le risque et je m’en réjouis. Ce geste est très parlant. Il témoigne d’une certaine volonté d’aller vers l’avant.

Le corps est le fil conducteur du livre. Que représente-t-il pour vous ? Un passeport pour la liberté ? Un objet de convoitise ou de mutilation ? 

A mon sens, le corps peut jouer un rôle clé dans la critique des normes sociales, des stéréotypes ou des attentes imposées par la société sur l’apparence physique. Le corps communique des émotions, des pensées et des expériences sans utiliser de mots, car le langage corporel est une forme de communication. Il a toujours eu une présence significative dans la littérature, parce qu’il est à la fois la vulnérabilité, la force, la beauté, la décadence, la fragilité ou la résilience…

Le corps porte l’âme. Quand on le martyrise, c’est l’âme qu’on atteint. Les cicatrises causées par les blessures physiques peuvent disparaître avec le temps, mais pas celles de l’âme. Elles ne s’effacent jamais et donnent lieu à des traumatismes émotionnels et des conséquences néfastes sur la santé sexuelle et psychologique.

Pour ma part, la revendication de soi à travers le corps est surtout un passeport pour la liberté. Tout un chacun doit avoir le droit de disposer de son corps et d’exprimer son identité comme il l’entend, dans le respect de l’autre. Mon corps m’appartient et par conséquent, j’ai le droit de choisir mon mode d’habillement, mon style de vie, en somme la manière d’habiter mon corps. L'utilisation du corps comme moyen de liberté est aussi un acte de résistance aux normes restrictives. Ce qui me répugne c’est que dans l’espace public mon corps soit la propriété des anonymes qui se donnent le droit de m’imposer ma façon de le porter à la manière qui leur convient.

Il n’est certainement pas anodin que le corps soit le fil conducteur du livre, car à travers lui beaucoup de personnes portent des souffrances inguérissables. Le viol, l’inceste, le choix de l’orientation sexuelle, le mariage des mineurs…, passent tous par le corps. Lui donner la parole, c’est lui permettre de dire le poids insupportable et impardonnable qui le fait courber vers la terre. Pas la terre nourricière, mais la terre tombeau.

« La lecture était son seul refuge. Les livres lui ouvraient bien des mondes ». Cet extrait de la nouvelle L’amante religieuse pose excellemment votre rapport aux livres. Comment vivre sans eux ? 

Il est inconcevable pour moi de vivre sans eux. Vivre sans eux, c’est comme être mutilée de mes émotions. Or, la vie sans émotions appartient aux robots.

Ma maison est très peuplée. Ils sont des centaines à vivre sous mon toit. Des vieux, des jeunes, des moins jeunes… Ils me tiennent compagnie et me racontent mille et une histoires. Quand le blues m’envahit, l’un d’eux me tend une main affectueuse et meuble mes moments fades. Les livres ont toujours le mot juste pour apaiser mes tourments. Quand je voyage, ils sont quelques-uns à proposer leur compagnie. On passe souvent de longues soirées à raconter nos vies. Je connais leur secret, du moins une partie, car ils aiment conserver une part de leur mystère. C’est pourquoi nous avons toujours des choses à nous dire. Je les aime. Ils font partie de ma vie et je fais partie de la leur.

Une grande quantité d’encre a servi pour préserver leur mémoire. Tant de couvertures colorées pour égayer leur éternité. Toute l’Histoire est confinée par petits bouts entre des reliures comme pour les protéger des ravages du temps et de l’oubli. Il me semble même parfois entendre la joie des livres à chaque fois qu’ils accueillent un nouvel arrivé. Ils s’empressent de lui apprendre à donner sans recevoir, à aimer son lecteur, à lui être fidèle, à être à sa disposition, à l’accompagner dans ses voyages, à s’endormir dans ses bras, à calmer sa colère, à lui tenir compagnie, à atténuer son chagrin… Ils lui apprennent comment bien se tenir entre ses mains, comment se faire tout petit dans sa poche. Et surtout, qu’il soit toujours plein.

Quel est votre dernier coup de cœur littéraire ? 

Mon dernier coup de cœur est Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andréa, le Goncourt 2023, publié aux éditions L’Iconoclaste. Un excellent livre, fort et profond, qui associe l’histoire de l’art et l’amour doux et violent à la fois.

Mais il y a un roman que j’affectionne particulièrement que j’ai lu plusieurs fois. C’est La vie devant soi de Romain Gary. Il relate à la fois de la sensibilité, de l’humanité, de la profondeur émotionnelle, enrobées dans de l’amour tout en abordant des sujets graves et difficiles.

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