LE DEBAT A 11 VU PAR BERTRAND NAIVIN, PHILOSOPHE DES MÉDIAS : UN SPECTACLE, DU THÉÂTRE

Par
Yasmina Jaafar
8 avril 2017

Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et consorts se sont affrontés le 4 avril sur BFMTV et CNEWS. France Télévisions, quant à eux, renoncent à un dernier débat... Nous avons demandé au philosophe des médias Bertrand Naivin quelle lecture il avait de cette forme d'échange. Réponse sans langue de bois #LeClubDeLaRuche :

Par Bertrand Naivin, philosophe des médias :

« Ciel ! Le débat ! » Telle fut mon exclamation lorsque mardi soir, tard, je réalisai que j’avais oublié de regarder le deuxième débat télévisé organisé par CNews et BFM TV dans le cadre de la campagne présidentielle de 2017. Je fus ainsi comme un mari infidèle surpris, parce qu’il l’avait oubliée pour une autre, de voir sa femme rentrer plus tôt que prévu. Pourtant, j’avais bien remarqué qu’on commençait à installer des panneaux métalliques pour y accrocher dans quelques jours les traditionnelles affiches des onze candidats qui mardi soir étaient réunis tous ensemble pour débattre et confronter leurs programmes.

Pourtant encore, pas un jour ne se passe sans qu’à la radio, sur internet ou dans le journal, je n’entende ni ne lise une information traitant, et ce presque rituellement depuis plusieurs mois, des affaires dans lesquelles s’enlisent chaque jour un peu plus François Fillon et Marine Le Pen, mais aussi de la déréliction du Parti Socialiste ou de l’inédite indécision du futur scrutin –tout en annonçant comme déjà assurée la qualification d’Emmanuel Macron et de la candidate du Front National pour ce second tour que personne n’attend vraiment. Car il est une autre particularité de cette élection : l’absence de passion qu’elle suscite. Bien sûr les partis peuvent encore compter sur des militants dévoués corps et âme – la formule n’a jamais aussi bien sonné pour ces fillonistes qui semblent avoir vendu la leur à la honte et au mensonge. Mais la ferveur semble tendre à perdre son champ d’action. Plusieurs raisons à cela. La première réside dans un ethos contemporain qui, nous l’avons déjà vu dans un précédent article, tend à glisser toujours plus rapidement et distraitement d’un contenu à l’autre et finit par faire de la politique une nouvelle application où le vote n’aurait pas plus de conséquence qu’un avis de satisfaction validé sur son Smartphone ou qu’un commentaire posté sur Facebook.

UNE PAROLE DE THÉÂTRE...

Cette inconsistance que Zygmunt Bauman qualifiait de liquide tient également à une autre réalité : la politique a cessé de devenir efficiente. L’électeur de 2017 a en effet plus que jamais auparavant le sentiment - que dis-je, la certitude ! – que l’homme ou la femme pour laquelle il votera ne changera rien, ou si peu, au cours d’une société mondialisée et sujette aux mouvements sociétaux, politiques et économiques transnationaux. L’homme politique est alors vu non plus comme un « homme d’État » ou un « responsable politique » mais davantage comme un gestionnaire qui a pour seul souci de faire perdurer ce qu’Alain Badiou qualifiait en 2003 d’homogénéité parlementaire ou gouvernementale (Circonstances, 1. Kosovo, 11 septembre, Chirac/Le Pen, Paris, Lignes & Manifestes, 2003). C’est ainsi qu’après le « super-héros » totipotent Sarkozy et la normalité bonhomme mais désarmée autant que démunie de Hollande, nous avons définitivement fini de croire en l’ « acteur » politique. Celui-ci n’est plus celui qui « agit », qui prend et est responsable de ses « actes », mais celui qui « joue » un « acte », celui de sa propre mise en gloire par lui-même sur la « scène » politique devenue également médiatique. Alors le débat devient un spectacle télévisé aux allures de divertissement populaire.

Les « candidats » sont interrogés à tour de « rôle » (là encore, le lexique du théâtre) et sont censés exposer leurs divergences et les particularismes de leur programme… en moins de deux minutes. Et comme cela n’est pas possible, une lumière rouge les rappelle à l’ordre en même temps qu’un compteur offre au téléspectateur de chiffrer leur intervention. Les questions fusent, et les réponses s’enchaînent et s’emmêlent, chacun cherchant la petite phrase ou la diatribe choc (après les aboiements intempestifs du jeune loup Macron désireux de montrer les crocs que cachent son beau sourire lors du premier débat, celle de Philippe Poutou contre Fillon et Le Pen reprise par les réseaux sociaux semble avoir fait mouche).

Mais soyons honnête, qui peut à la fin de ces joutes restituer avec précision le contenu de chaque programme ? Qui peut retenir autant d’arguties jetées pêle-mêle et entassées les unes sur les autres comme autant de posts sur un mur Facebook ? Mais là n’est pas l’important. Car il s’agit de marquer par l’image. Non plus par le discours. Si la mise en scène a depuis longtemps accompagné la parole politique, celle-ci est aujourd’hui devenue inaudible et dépassée, tombée en obsolescence dans une culture de l’image-signe. Nous dialoguons par selfies et émoticônes, nous exprimons nos humeurs et notre « personnalité » en changeant notre photo de « profil » ou de « couverture ».

Nous sommes entrés dans ce qu’Elsa Godart nomme l’ « eidolon » (Je selfie donc je suis, Albin Michel, 2016), le culte de l’image,  la fin du « logos ». Alors tous ces visages qui s’enchaînent et glissent sur l’écran de notre téléviseur, ordinateur , tablette ou smartphone sont des « imago », ces masques d’argile que l’on appliquait sur le défunt pour en garder le portrait. L’homme politique est mort, nous n’en avons gardé qu’une image qui s’agite pour faire oublier son inconsistance. Nous n’avons jamais autant été dans la grotte des illusions (Platon, La République), satisfaits que nous sommes d’y voir danser l’ombre de ces pantins construits par nos envies de spectacle et ce qui seraient nos « intensions de vote ». Dès lors se succèdent tribuns, challengers et frondeurs, sans oublier bien sûr de vrais « méchants » sans foi ni loi (cf l’article « Même pas honte » de Alain Garrigou, paru dans les pages « Débats & analyses » du journal Le Monde du 2 avril 2017). Aristote jugeait l’honneur comme primordial au dirigeant (La Politique, Livre III, Gallimard, coll. « tel », 1989). Il a cessé aujourd’hui d’être cet homme d’honneur, et ceux qui revendiquent l’honnêteté et la probité ont cessé quant à eux d’être politiques, voués qu’ils sont à n’être qu’une posture, figés dans un « non » qui pour Alain Badiou est anti-politique.

Jusqu’au jour où se brisera la vitre de nos écrans. Jusqu’au jour où le théâtre sera renversé par des extrêmes qui finiront par ne plus être que des images et des épouvantails. Alors, ce jour venu, sans doute nous exclamerons-nous : « Ciel, le réel ! »… Mais il sera trop tard.

Bertrand Naivin

Philosophe des médias et de la vie connectée
Enseigne à l’université Paris 8
Chercheur associé au laboratoire AIAC
Auteur de Selfie, un nouveau regard photographique (préface de Serge Tisseron), Paris, L’Harmattan, coll. Eidos, série Photographie, 2016

 

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