"Censure", "Puritanisme", "identitarisme"... : Brice Couturier a enquêté sur la "génération Woke" - OK MILLENNIALS !

Par
Yasmina Jaafar
7 octobre 2021

Brice Couturier publie "OK Millennials !". Le journaliste culturel aime les idées et livre ici un regard fouillé sur une partie de notre jeunesse attirée par le "wokisme"et par les théories sur l'identité made in USA. Qu'est-ce que le "wokisme" ? Qui forme cette génération ? Réponse :

Avons-nous à faire à une jeunesse tyrannique ? 

En tous les cas, à une génération qui réclame davantage d’autorité que de liberté. Tous les sondages le montrent. Yascha Mounk et Roberto Stefan Foa ont été les premiers à démontrer, dans une étude parue dans The Journal of Democracy en 2016, que l’aspiration à la démocratie qui avait beaucoup progressé à travers le monde durant les années 1970 à 2010 environ, était en déclin. Et ils ont relevé, dans une batterie d’études d’opinion très significatives, que c’étaient les jeunes générations, en particulier ceux qui ont fait des études supérieures qu’on trouvait le plus haut niveau de personnes estimant qu’on devrait pouvoir se passer d’un contrôle parlementaire, voire d’élections et qu’il serait meilleur de confier le pouvoir à des experts qualifiés non élus…

C’est contre-intuitif : les médias, qui ne connaissent rien au sujet, préfèrent l’idée selon laquelle les jeunes sont plus démocrates que leurs parents et que les jeunes instruits sont moins tentés que les autres par le populisme et l’autoritarisme. Mais les sondages montrent le contraire. 29 % des 25-34 ans s’apprêtaient à voter Marine Le Pen en avril.

Par ailleurs, la jeune génération, trop couvée par ses parents, trop ménagée dans ses susceptibilités par ses éducateurs et ses enseignants, habituée à médiatiser via son smartphone tous ses contacts sociaux, est devenue hyper-fragile : des « petits flocons de neige », comme a baptisés les Millennials la psychologue Claire Fox. Si vous ajoutez à cela le fait que se plaindre, se prétendre « blessé dans ses sentiments » est devenu une manière de réclamer et d’obtenir du pouvoir, vous avez le tableau d’une génération en effet tyrannique, d’une certaine manière. Difficile à percevoir.

Est-ce un problème de société et un danger à venir si votre génération laisse faire ? 

Ce que je redoute, c’est que la vague woke qui paralyse la vie intellectuelle et sociale, aux États-Unis, qui provoque des censures, interdit les emprunts culturels, etc. nous atteigne aussi. Maintenant, tous les Millennials ne sont pas woke, tant s’en faut. Et la parole est encore assez libre dans nos universités. Mais comme la majorité des gens ignorent en quoi consiste l’idéologie woke, ils ne sont pas à même de la combattre. Ils prennent ces militants d’un nouveau type pour les antiracistes et les féministes d’hier. Mais cela n’a rien à voir : nous luttions pour les mêmes droits pour tous, les woke exigent des droits spéciaux, particuliers.

Est-ce la "faute" de la génération 68 ? 

Non, je ne crois pas. Les conservateurs prétendent que les woke sont nos héritiers directs, mais je prétends qu’il s’agit d’une trahison de nos idéaux émancipateurs et universalistes. Nous nous reconnaissions dans le « rêve de Martin Luther King » - « qu’un jour mes enfants ne soient pas jugés d’après leur couleur de peau, mais d’après leur caractère ». Les woke, au contraire, imaginent que la couleur de peau, le genre, les inclinations sexuelles, l’origine ethnique, constituent des expériences tellement spécifiques, quand elles sont le fait de catégories « dominées », qu’elles ne sont pas communicables et ne peuvent pas être partagées. Ils ont transformé ces « identités » en catégories politiques. Ce qui est absurde. Et ce faisant, ils fragmentent nos sociétés multiculturelles, dresse les uns contre les autres ; affaiblissent nos pays à un moment où les défis extérieurs devraient nous rassembler.

Puisque globaliser une jeunesse n'aurait aucun sens, quel est le profil des revendicateurs ? 

Les entrepreneurs identitaires entendent organiser les minorités pour les instrumentaliser à leur propre profit, en faire des masses de manœuvre politique. Leur but est le pouvoir.

Que veut dire "Wokisme" ? Et cette idéologie arrive-t-elle en France ? 

A l’origine, woke c’est un mot qui vient de l’argot noir américain et qui veut dire éveillé. Eveillé, conscient des discriminations subies par les Afro-américains. Mais il s’est répandu parmi tous ceux qui se prétendent conscients des discriminations subies par les minorités. Il fait écho au « Great Awakening », le grand réveil protestant apparu aux États-Unis au milieu du XVIII ° siècle. De nombreux critiques du wokisme ont d’ailleurs relevé d’étranges similitudes entre la religiosité protestante et le mouvement woke : mettre un genou en terre, s’accuser publiquement d’un équivalent du péché originel : confesser ses « privilèges », etc.

La grande Histoire est pleine de récits. Quel est le lègue de votre génération à la nouvelle ?

Nous les boomers, notre scène inaugurale, ce sont les mouvements contestataires des années 60. En particulier, pour les Français, mai 68, moment magique, dont le sens échappe encore à l’analyse, tant d’années plus tard. Interrogé à ce propos par Nixon, Chou en-Laï lui avait répondu : "il est trop tôt pour tenter de l’interpréter". Je crois que nous en sommes au même point un demi-siècle plus tard…

Brice Couturier publie "OK Millennials !"

C'est quoi l'engagement ?

Je suis très réservé envers cette notion. C’est Jean-Paul Sartre qui l’a mise à la mode durant l’après-guerre. Il voulait « engager la littérature ». Résultat : ses propres romans sont devenus illisibles, tandis que ceux de Camus, qui le contestait, conservent une force extraordinaire…

Comment créer un pont avec la partie de cette jeunesse accusatrice ?

Expliquer, expliquer sans relâche que non, les Lumières ne sont pas « la philosophie des colonialistes », que la validité d’une idée ne tient pas à la nationalité, au sexe, ni à l’appartenance ethnique de celui ou de celle qui l’a émise, mais qu’elle vaut en elle-même.

Brice Couturier, "OK Millennials !", L'Observateur

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Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
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