Rodolphe Oppenheimer : "La vie est une illusion lucide, une comédie très sérieuse, une énigme qui rit de nos efforts pour la comprendre"

Par
Yasmina Jaafar
15 octobre 2025

Rodolphe Oppenheimer est psychanalyste et psychothérapeute. Président fondateur de l'Association Edgar Faure et créateur du Prix Edgar Faure du livre politique, il est aussi auteur. Après "Vaincre pour son angoisse", Rodolphe Oppenheimer publie "Apnée juvénile", une promenade dans l'univers de la psychanalyse. Rien d’âpre ni d'indigeste, mais une poésie et une écriture qui explore des thèmes que nos sociétés connaissent bien : angoisse, phobies, mécanismes de défense... Rencontre avec le petit-fils d'Edgar Faure :

J’ai voulu écrire un livre de chair et d’ombre, pas un essai, pas un manuel. Apnée juvénile est né d’un besoin presque physique : celui de respirer autrement. D’écrire, non pour expliquer, mais pour survivre. Il y a de la politique dans cette tentative, parce que parler du souffle, c’est parler du monde. Nous vivons dans une époque saturée de vitesse, de verdicts, de certitudes : j’ai voulu faire entendre la lenteur, l’ambiguïté, le tremblement.

La poésie, elle, s’est imposée d’elle-même. Elle est le seul langage qui puisse dire l’indicible sans le trahir. Écrire poétiquement, ce n’est pas enjoliver : c’est laisser au silence sa juste place. C’est reconnaître que ce qu’on ne comprend pas est parfois plus vrai que ce qu’on croit savoir. Le politique, dans mon livre, n’est pas celui des slogans mais celui du lien. Je crois qu’un texte est politique dès qu’il rend à l’humain sa complexité — dès qu’il refuse les simplifications qui détruisent l’esprit.

La vie est une illusion lucide, une comédie très sérieuse, une énigme qui rit de nos efforts pour la comprendre. Elle ne parle pas une seule langue : elle passe par le corps, par le rêve, par l’absence, par la perte. Elle s’exprime à travers nos maladresses, nos désirs, nos chutes. Dans Apnée juvénile, cette phrase arrive comme une respiration après la tempête : “J’ai appris qu’il existe d’autres opinions que la sienne. Polymorphe, polyglotte, la vie a plus d’un langage et plus d’un tour dans son sac.” C’est une manière d’admettre que la vie se joue de nos prétentions à la maîtrise. Elle est ironique, imprévisible, parfois cruelle, toujours inventive.
Elle sait mieux que nous où nous devons aller. Elle se dérobe pour mieux nous éduquer. Et si elle nous fait tomber, c’est souvent pour nous apprendre à nous relever autrement. La vie, pour moi, n’est ni un don ni une dette, mais une conversation permanente avec l’inconnu. Elle parle quand on se tait. Elle continue quand on croit qu’elle s’arrête.

Surtout pas. La panique, c’est l’angoisse dénuée de pensée. Elle est la forme la plus virale de la peur : elle se propage sans qu’on sache pourquoi, elle contamine l’esprit avant le corps. Nous vivons dans une époque où tout se passe dans l’instant, où le temps long est devenu suspect. La panique naît de ce court-circuit du sens. On réagit avant même d’avoir éprouvé.

Dans Apnée juvénile, je parle de cette société qui “nous apprend à détester hâtivement notre voisin, à lui faire porter le chapeau de tous les maux, à l’ériger en bouc émissaire de tout ce que ne fait pas l’État.” Ce réflexe collectif de désigner, de condamner, c’est la panique sociale : un soulagement trompeur. Le vrai courage aujourd’hui, c’est de ne pas réagir immédiatement. De suspendre le geste, de penser. La lenteur, désormais, est une forme de résistance. Il faut se réapproprier le temps du souffle — celui qui permet d’écouter avant de répondre. C’est peut-être le dernier acte de liberté qui nous reste.

Je crois que ce serait un cadeau immense à faire aux jeunes générations. Non pas pour leur enseigner Freud ou Lacan, mais pour leur apprendre à se rencontrer eux-mêmes.
Nous formons les enfants à comprendre le monde extérieur, mais très peu à comprendre leur monde intérieur. On les initie aux mathématiques, à la grammaire, aux sciences — mais qui les initie à leurs rêves, à leurs peurs, à leurs désirs, à leur honte, à leur imaginaire ? Une éducation à la psychanalyse, si elle existait, serait avant tout une école du doute. Apprendre à se méfier de la première explication, à écouter la part cachée d’un mot, d’un geste, d’un silence. Ce serait une école de la liberté, car comprendre son inconscient, c’est déjà ne plus en être esclave.

Dans un monde saturé d’images et de performances, apprendre à se connaître sans se juger est un acte révolutionnaire. C’est une forme de résistance à la tyrannie du “moi parfait”.

Oui, profondément. J’y ai vu une œuvre rare, une œuvre de vérité. Dans cette pièce nue, deux êtres parlent, s’écoutent, se heurtent parfois, se révèlent. Cela paraît simple, mais c’est une prouesse de sincérité.
En thérapie a redonné à la parole sa valeur de soin. Elle a montré que le silence peut être aussi éloquent qu’une tirade, et que la fragilité n’est pas un défaut mais un passage obligé vers la lucidité. Ce qui m’a ému, c’est que le thérapeute lui-même y est vulnérable. Il doute, il trébuche, il aime. Il n’est pas un prêtre, ni un surhomme. Il est un homme parmi les hommes, tentant d’aider les autres sans toujours savoir comment. C’est la vérité du métier. La série, diffusée au cœur du confinement, a tenu lieu de miroir collectif : nous y avons vu nos propres incertitudes, nos solitudes, nos besoins d’être entendus. En thérapie n’était pas seulement une fiction : c’était un miroir tendu à une société en apnée.

Oui. Même si nous feignons de l’avoir oubliée. Le confinement a été une expérience d’apnée collective, une suspension du souffle humain à l’échelle du monde. Nous avons vu la peur se propager comme une ombre — la peur de mourir, de manquer, de toucher, de respirer. Ce traumatisme ne s’efface pas. Il s’est logé dans les gestes, dans les replis du quotidien, dans cette fatigue sourde qui persiste. Nous avons perdu le sens du temps, et peut-être une part d’innocence. Mais il y a, dans tout traumatisme, une possibilité de renaissance. L’apnée, dans mon livre, symbolise ce moment où l’on retient son souffle pour ne pas sombrer, avant de réapprendre à respirer. Le confinement a été cela : une grande mise à l’épreuve du souffle. Nous en sortons meurtris, mais plus conscients de ce que signifie “être vivant”.

Le bouc émissaire, c’est celui qui paie pour l’angoisse des autres. Celui sur qui se déposent les fautes que nul ne veut reconnaître comme siennes. Dans Apnée juvénile, j’écris : « La société nous apprend, à nos dépens, à détester hâtivement notre voisin, à lui faire porter le chapeau de tous les maux, à l’ériger en bouc émissaire de tout ce que ne fait pas l’État. » Le mécanisme n’a pas changé depuis l’Antiquité : il est seulement devenu plus subtil, plus médiatique. Le bouc émissaire, aujourd’hui, peut être un jeune trop libre, une femme trop visible, un migrant, un penseur, un soignant. La haine se déplace, mais la structure demeure. C’est toujours la même peur primitive : celle de ne pas savoir d’où vient le mal. Alors on le projette sur un autre, pour se croire sauf. Reconnaître ce mécanisme en soi — reconnaître qu’on a parfois besoin de haïr pour se sentir exister —, c’est le premier acte d’intelligence morale.

C’est l’autre nom de la vie. L’apnée juvénile, c’est ce moment suspendu entre l’enfance et le monde, entre l’innocence et la lucidité. C’est le moment où l’on retient son souffle avant d’oser exister. Dans le livre, je raconte un souvenir d’adolescent : un baiser, à Évian, au bord du lac. Ce geste, à la fois maladroit et sacré, contient toute l’humanité du passage à l’âge adulte. On y trouve la peur, la curiosité, la tendresse, la honte, la joie — tout ce qui fait que la vie est vivante.

L’apnée juvénile, c’est l’apprentissage du souffle, de la chute, du recommencement. Nous croyons la quitter en devenant adultes, mais elle revient à chaque crise, à chaque amour, à chaque deuil. C’est la métaphore de l’existence : nous retenons tous notre souffle, un jour, dans l’espoir qu’un autre nous apprenne à respirer.

En effet. Sa création date de 2004. Elle a pour vocation de faire vivre la pensée, l’œuvre et l’héritage politique, littéraire et humain d’Edgar Faure, figure de la IVᵉ et de la Vᵉ République dont la modernité intellectuelle demeure, à bien des égards, d’une étonnante actualité.

Edgar Faure fut un homme d’État, un réformateur, un écrivain, un juriste et un académicien. Il croyait à la réforme plutôt qu’à la rupture, au progrès plutôt qu’à l’idéologie, à la culture plutôt qu’à la démagogie. Notre association s’efforce de perpétuer cet esprit de synthèse, d’équilibre et de liberté, qui faisait de lui un acteur politique inclassable mais essentiel. Son ADN, c’est le dialogue entre les générations et les sensibilités, le goût de la réforme lucide, la fidélité à l’idéal républicain et à une vision humaniste du bien public. Nous refusons les postures de chapelle et les anathèmes : notre ambition est de recréer un espace de pensée et d’échange, à la croisée de la culture, de la politique et de la société.

Depuis 2007, l’Association décerne chaque année le Prix Edgar Faure du livre politique, destiné à distinguer un ouvrage qui contribue de manière originale, audacieuse ou éclairante au débat public. Le Prix est remis à l’Assemblée nationale ou au Sénat, dans un esprit de pluralisme et d’exigence intellectuelle fidèle à la pensée d’Edgar Faure.

Au fil des années, le Prix a récompensé des auteurs d’horizons très divers :
Bruno Le Maire, pour Des hommes d’État ;
Mathieu Laine, pour Post-politique ;
Abd Al Malik, pour La guerre des banlieues n’aura pas lieu ;
Natacha Polony, pour Ce pays qu’on abat ;
Frédéric Salat-Baroux, pour La France est la solution ;
François Sureau, pour Pour la liberté ;
Agnès Verdier-Molinié, pour En marche vers l’immobilisme ;
Nicolas Sarkozy, pour Passions ;
Alain Juppé, pour Mon Chirac, histoire d’une amitié singulière ;
Haïm Korsia, pour Réinventer les aurores ;
Denis Olivennes et Valérie Perez-Ennouchi, pour Un étrange renoncement et Destins de femmes ;
Frédéric Potier, pour La Menace 732 ;
Yann Moix, pour Hors de moi ;
et Rachel Khan, pour Encore debout.

S’y ajoutent les Prix de l’Œuvre Engagée et le Prix “Le Regard d’Edgar”, décernés à des écrivains, chercheurs ou acteurs du débat public dont le travail illustre une pensée libre et courageuse.

Depuis sa création, le Prix Edgar Faure a réuni des jurys d’exception, prestigieux et pluralistes, rassemblant des responsables politiques, des intellectuels, des journalistes, des artistes, des chercheurs et des universitaires de toutes sensibilités. Ce pluralisme est au cœur de notre démarche : la confrontation des points de vue est, pour nous, la meilleure manière d’honorer la démocratie.

Parmi les membres qui ont siégé dans nos différents jurys, figurent :
Roland Dumas, Élisabeth Guigou, Olivier Dassault, Isabelle Debré, Manuel Valls, Rachida Dati, Christiane Taubira, François Baroin, Jean-Claude Gaudin, Pierre Moscovici, Claude Goasguen, Valérie Pécresse, Jean-Marie Le Guen, Alain Juppé, Alain Bauer, Jean-Christophe Lagarde, Luc Carvounas, Rama Yade, Viviane Neiter, Frédéric Salat-Baroux, Agnès Verdier-Molinié, Michel de Rosen, Jean-Philippe Morel, Sihem Souid, David Assouline, Nathalie Kosciusko-Morizet, Alain Juillet, François Rebsamen, François Patriat, Patrick Bloche, Arash Derambarsh, Frédéric Potier, Caroline Haddad-Farhana, Hadrien Ghomi, Jean Hingray, Jean-Guy Talamoni, Michel Hannoun, Bernard Granger, Marie-Thérèse Bertini, Antoine Santoni, Philippe Tesson, Philippe Chaix, Abd Al Malik, Jean Veil, Étienne Klein, Frédéric Dabi, Éric Naulleau, Dominique Faure, Rachel Khan, Jean-Philippe Pierre, Jean Veil, Vincent Prieux, Dominique Estrosi Sassone, Naïma Moutchou, Jean-Marie Cambacérès, Bernard Pascuito, Olivier Biscaye, Jean-Claude Buchet, Arnaud Ngatcha, Georges Pau-Langevin, Jean-Christophe Lagarde, Anne Fulda, Michel Terrioux, Gérald-Brice Viret, Claude Ribbe, Fabien Lecœuvre, Frédéric de Saint-Sernin, François Patriat, Sophie Joissains, Florence Drory, Paul Wermus, Antoine Sfeir, Mathieu Laine, Philippe Logak, et bien sûr moi chère Yasmina.

Ces noms témoignent de la diversité, de la vitalité et du rayonnement de notre association. Chacun, à sa manière, a contribué à faire du Prix Edgar Faure une instance unique de réflexion civique, littéraire et politique, où la passion de la République se conjugue à l’élégance du verbe.

Vingt ans après sa fondation, l’Association Edgar Faure poursuit sa mission avec la même conviction : transmettre un héritage vivant, celui d’une pensée politique éclairée par la culture, la nuance et la curiosité.

Dans un monde de plus en plus polarisé, nous croyons, comme Edgar Faure, qu’il faut « savoir terminer une guerre et commencer un dialogue ». À travers nos colloques, nos publications, nos partenariats institutionnels et nos actions éducatives, nous voulons continuer à offrir un espace de rencontre, de débat et d’écoute, fidèle à cette idée exigeante du bien public qui animait Edgar Faure.

***

Du même auteur...

Mais aussi...

LA RUCHE MEDIA
40 rue des Blancs Manteaux
75004 Paris
Contact
Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
magnifiercrossmenu linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram
Tweetez
Partagez
Partagez