
"Requiem pour le monde libre" est un livre fort. Pensé par Nicole Bacharan et Dominique Simonnet, l'ouvrage est une alerte, un cri qu'il faut désormais entendre. Les deux éminents spécialistes de la politique américaine nous offre une analyse efficace de la situation politique mondial, l'impact de la méthode Trump sur le jeu diplomatique, le traumatisme du 7-octobre, le drame des gazaouis...
Conversation :
Vous écrivez : "L’antisémitisme n’est pas l’affaire des Juifs. C’est celle de tous". Rappelez-nous l'importance de cette vérité.
L’antisémitisme est une haine ancestrale, la vieille pulsion qui désigne toujours les Juifs comme boucs-émissaires, qui les rend responsables de tous les maux et les accable de tous les crimes. Les Juifs sont les victimes de l’antisémitisme. Ils n’en sont pas la cause. L’antisémitisme est en effet l’affaire de tous, car il est le symptôme d’une pathologie meurtrière, d’un pourrissement délétère des valeurs universelles, Les sociétés en crise projettent toujours sur les Juifs leurs propres malaises et ressentiments. La pulsion antisémite a pour but de ressouder la nation des aigris autour d’une haine commune. « L’antisémite est, au fond, celui qui veut se débarrasser de sa propre honte en la rejetant sur autrui. Il hait ce qu’il ne comprend pas », dit justement Albert Camus dans L’Homme révolté. La montée de l’antisémitisme est toujours le symptôme d’une société malade, d’une régression morale.
En 1894, quand la France est minée par les tensions coloniales, la montée des nationalismes et les crispations sociales, elle s’invente le traitre idéal en la personne de Dreyfus, officier juif alsacien, accusé d’avoir vendu des secrets à l’ennemi. En quelques mois, les ligues antisémites essaiment, les intellectuels s’affrontent, le pays s’enfièvre. Dix ans plus tard, l’Europe est une poudrière. Vingt ans plus tard, la guerre éclate. Ce sera la même mécanique dans l’Allemagne des années 1920 et 1930, et on sait où cela a mené : une industrie d’extermination pour tuer à la chaine six millions d’êtres humains. Nombre de signes inquiétants sont présents dans notre société aujourd’hui. L’antisémitisme n’arbore plus de croix gammées, mais il se drape dans des keffiehs et les étendards palestiniens, il se cache sous le masque de l’antisionisme qui n’est autre qu’un appel à éliminer Israël, et se nourrit des sournoiseries de la France Insoumise. C’est la pire trahison de la gauche que de propager la haine tout en prétendant lutter contre l’injustice.
Combattre l’antisémitisme devrait donc être l’affaire de tous, car l’atteinte portée à ceux qui sont juifs est une atteinte à chacun d’entre-nous. Face à l’antisémitisme, nous devrions tous nous sentir Juifs.
Votre livre "Requiem pour le monde libre" prend aux tripes. Est-il avant tout une mise en garde ? L'avez-vous voulu bien plus fort que vos précédents essais ?
Nous avons voulu pousser un cri d’alarme, en écrivant ce que nous avions sur le cœur, avec le plus de sincérité possible. Nous sommes partis de cette interrogation simple qui nous taraudait et revenait dans toutes les conversations : mais qu’est-ce qui nous arrive ? Nous avons l’impression que le monde vacille, que nous marchons sur des sables mouvants : le poison antisémite dont nous venons de parler qui retrouve sa virulence, le fanatisme islamiste meurtrier, tous ces démagogues qui prennent le pouvoir dans les démocraties…
Et cette impression de ne plus pouvoir débattre sereinement, d’être sans cesse pris en tenaille entre les extrémismes, renvoyés vers des opinions radicales et intolérantes. Lorsque nous dénonçons par exemple les complaisances de l’extrême-gauche face au Hamas, nous voilà qualifiés « d’islamophobes » et classés à l’extrême-droite. Mais quand nous critiquons la brutalité de la nouvelle administration américaine, nous voilà catalogués à gauche, aux côtés des forcenés du wokisme… Bref, c’est une forme d’effondrement moral, une apathie générale, comme si notre société perdait l’essentiel, les acquis de l’humanisme et l’universalisme. Et puis, encore, ce sentiment parfois de ne pas partager les mêmes mots avec certains de nos semblables, ni même de pouvoir nous accorder sur une réalité commune, le mensonge devenant parfois plus crédible que la vérité.
Nous avons voulu analyser tout cela, démonter les mécanismes de la tenaille qui enserre nos démocraties, comprendre ce qui nourrit petit à petit l’esprit totalitaire et nous éloigne dangereusement de la raison et des valeurs qui nous sont si chères : la liberté et la justice. C’est un cri d’alarme, mais aussi un message d’espoir. Car être lucide et conscient des menaces, c’est faire le premier pas pour les repousser.
De polarités en vociférations extrémistes, notre monde et ses habitants sont-ils en train de basculer sous l'influence des États-Unis ?
Notre monde change, sous l’influence, c’est vrai, des États-Unis de Donald Trump qui ne cesse de le secouer dans tous les sens par son narcissisme pathologique et ses méthodes autocratiques. Parfois pour le pire : on voit comment le président tente de mettre les institutions américaines à son service, de malmener les lois et la Constitution, d’asservir le Congrès et la Justice, et rêve d’une Amérique d’antan, blanche, patriarcale et dévote. Mais pour le meilleur, aussi : Trump a employé les mêmes méthodes de force et de menace avec le Hamas, et obtenu la libération des derniers otages israéliens vivants retenus depuis deux ans à Gaza dans des conditions effroyables. Seule la force pouvait réussir, car on ne négocie pas avec une organisation terroriste nihiliste.
Pour l’instant, Trump n’a pas fait preuve de la même détermination face au dictateur Poutine, qui ravage l’Ukraine, menace l’Europe, et ne lui a jamais rien cédé… Mais il n’y a pas que Trump. Dans nombre de démocraties, une partie de la population, déçue par les institutions, se sent exclue, humiliée, et se tourne vers les extrêmes, pensant que ceux-ci peuvent améliorer leur vie. Cette « fatigue démocratique », combinée avec l’antisémitisme, inquiète. Car la démocratie est fragile, elle n’est pas naturelle, elle demande un effort permanent. Mais la révolution fulgurante des communications avec les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle obligent à l’évidence nos sociétés à s’adapter, à inventer d’autres moyens d’organiser le débat public, peut-être de revoir leurs institutions. C’est le grand défi à relever.
De la même manière le Rassemblement National n'est plus antisémite ? En somme, à quel jeu de dupe ses pays sont-ils en train de jouer ?
Il se présente aujourd’hui comme un mouvement sage et démocratique, un parti de gouvernement. Il est incontestable que ce n’est plus le parti de Jean-Marie le Pen. Il a fait sa mue et affirme avoir repoussé ses vieux démons. Il se veut aujourd’hui, comme Donald Trump, le meilleur ami d’Israël et le champion de la lutte contre l’antisémitisme. Peut-on faire confiance à cette nouvelle posture ?
Le 7-Octobre est ce jour d'horribles massacres. Un traumatisme vivace. Comment la communauté juive et mondiale peut-elle résilier ?
C’est d’abord aux victimes, à leur famille, qu’il faut penser, celles qui ont vécu le 7-Octobre dans leur chair et dans leur âme. Aux otages qui sont revenus, brisés à jamais. A ceux qui ne sont pas revenus. Après le 7-Octobre, nous sommes allés sur les lieux des massacres, sur le site du festival Nova, dans les kibboutz dévastés comme celui de Kfar Aza… Nous avons vu les images récoltées par l’armée israélienne à partir des caméras des assassins…
Ce qui s’est passé ce jour-là est au-delà des mots. La rage hallucinée de détruire et de tuer, la volonté de gommer les corps, les vies, la féminité, et puis la joie et la jouissance des meurtriers qui explose partout. Nous le racontons dans notre livre. Pour nous, le 7-Octobre est une rupture fondamentale. Depuis ce jour-là, nous ne sommes plus les mêmes, et quelque chose s’est rompu entre ceux qui, comme nous, ont ce sentiment au cœur et ceux qui ne l’éprouvent pas. Qu’en France, aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux, certains aient pu par exemple se réjouir de telles atrocités jusqu’à dire leur amour du Hamas, ou à déchirer des portraits de bébés pris en otage et assassinés à mains nus, dépasse notre entendement. Alors, la résilience… On ne peut oublier le 7-Octobre, ni s’en accommoder.
Comme on ne peut oublier la Shoah. La communauté juive ne le peut pas. Nous ne le pouvons pas. Nous n’oublierons jamais.
Vous écrivez: "Le drame vécu par les Gazaouis enflamme les pays arabes, dont les leaders jouent sur l’antisémitisme endémique pour asseoir leur pouvoir, et qui ne s’intéressent à leurs frères que lorsque Israël est concerné". Ce nœud est-il indéfectible ?
Les dictatures arabes se sont toujours servi de la « cause palestinienne » pour détourner leur population de leur propre incurie. La haine des Juifs est commode pour recimenter les nations arabes. Elles ne s’intéressent en effet à leurs « frères » que lorsqu’Israël est concerné, et maintiennent les Palestiniens dans des camps depuis des décennies. Il ne faut pas oublier que le Hamas est le premier persécuteur des Gazaouis.
Il a régné par la terreur dans l’enclave et a poursuivi son œuvre de guerre contre Israël au lieu de faire prospérer les conditions de vie de sa population, et depuis le cessez-le-feu, il reprend de nouveau son projet de mort. On ne peut pas faire la paix avec le Hamas, comme Trump l’a compris. Il faut le neutraliser. Et tenter de pacifier la région, par des accords, des ententes entre les pays, avec Israël. A l’exception des fanatiques, tout le monde veut la paix et la sécurité. Mais c’est encore un rêve. L’avenir dira s’il peut devenir un jour réalité.
