C'est plutôt un livre sur l'amour aujourd'hui, qui se vit parfois dans la difficulté parce que nous sommes dans une période de transition : d'un côté, on souhaite faire couple "pour-toujours", de l'autre on a appris (depuis la psychanalyse, l'émancipation des femmes qui deviennent sujet de leur désir, etc.) toute la valeur du désir, de la sensualité. Mais le désir est par nature fugace. Alors comment concilier un amour "pour toujours" et le souhait de vivre le désir brûlant ? C'est cela que j'appelle une période de transition : nos représentations du couple ne concordent plus avec nos façons concrètes de vivre les couples (d'ailleurs, autant de mariages que de divorces aujourd'hui, c'est un signe que quelque chose a changé, non ?). Par ailleurs c'est un livre sur l'opacité des êtres, de tous les êtres. J'ai voulu mettre en situation à quel point l'autre reste opaque, indéchiffrable, pour nous. Et dans l'amour où l'on a envie et besoin de comprendre, où l'on passe son temps à interpréter les signes qu'émet l'autre pour savoir si et comment il nous aime, cette opacité devient particulièrement cruelle…
Vaste ! Le désir est un grand mouvement vital, celui qui fait que nous nous levons le matin même quand la journée ne s'annonce pas particulièrement agréable, celui qui nous tient debout et même, parfois, joyeux. Le désir sensuel est la manifestation la plus intense du désir vital. Dans la sensualité, passée l'adolescence où l'on est prêt à tout essayer, tout consommer, le désir est ce qui nous fait distinguer et choisir un autre, un être que notre corps-esprit élit, pour lui seul, pour ce qu'il est, car à nos yeux il est à nul autre semblable. C'est un très beau mouvement et un petit miracle que cette élection, cette façon de faire de l'autre un roi, une reine. Le plaisir est une autre question, que personnellement je trouve plus secondaire – plus technique, moins existentielle. Évidemment, le problème du désir est qu'il est provisoire. Dans mon roman, le narrateur est surtout victime du fait que la femme désirée ne se contente pas de ce qu'il lui propose (un trio…)
Ce n'est peut-être pas tant qu'elle en manque, mais surtout que la période (enfin – ça remonte aux Grecs anciens, notez bien !) considère le désir uniquement sous l'aspect du manque. Or pour moi il est force et joie. Vous évoquiez le plaisir tout à l'heure : selon moi, le fait même de désirer est un plaisir. Il est ce qui s'oppose à la mélancolie, à la dépression. Non pas tant un manque (le manque n'est qu'un moment du désir, son début), que la promesse de l'accomplissement et de la joie. Peut-être, cela dit, que notre période, trop préoccupée de consommation (y compris de consommation sexuelle), n'est pas très, pas assez désirante.
J'ai adopté, comme souvent dans mes livres, le point de vue d'un homme non parce qu'il était "masculin" mais parce que dans nos représentations, un homme peut figurer le "neutre". Le féminin est encore considéré comme de l'humain + des traits particuliers (des traits "féminins"). Tandis que le masculin est considéré comme du simple humain. Ce n'est pas que je croie que ce serait là une vérité générale et intangible, mais je sais que l'époque voit les choses ainsi, et en tant qu'écrivain je dois en tenir compte. Alors, pour donner une dimension plus universelle à mon histoire et à mes personnages, j'adopte fréquemment cette forme de neutralité. Mais entre nous, ce qui arrive à mon narrateur, ses sentiments, sa conduite peuvent arriver exactement de la même façon à une femme. J'ai d'ailleurs puisé autant dans mon expérience personnelle que dans ma connaissance des hommes pour écrire ce roman. Mais je suis très frappée de voir comme on revient souvent sur cette question à propos de Nu intérieur, les gens semblent fascinés par le fait que j'ai adopté une voix "masculine". Mais si un écrivain n'est pas capable de se mettre "à la place d'un autre", de tout autre, est-ce encore un écrivain ?
Comme je vous l'ai dit, cette indécision pourrait aussi bien, dans mon esprit, être celle d'une femme. Et si vous voulez le fond de ma pensée, j'ai tendance à croire les hommes plus plan-plan, plus vite installés dans le couple et moins exigeants à l'égard de la qualité de l'amour, que les femmes…
Je dirais que ce sont des femmes libres. Aujourd'hui les femmes savent mieux ce qu'elles désirent et se sont donné les moyens de l'obtenir. Les femmes de mon roman ne sont pas des victimes. Je déteste le victimisme ! Même si le narrateur impose, dans une certaine mesure, la situation, elles choisissent comment elles vont y réagir, et c'est ce qu'elles font, pour le plus grand tourment du narrateur, d'ailleurs. Et n'est-ce pas cela la définition même de la liberté ? On ne peut pas choisir toutes les situations que l'on traverse, mais on est toujours libre de la réaction qu'on y apporte. Votre question m'aide à mieux (me) formuler ce que j'ai voulu faire avec ces personnages féminins.
Je prépare doucement mon prochain essai… sur l'émerveillement.
Yasmina Jaafar