Un cas d'école : Jean-Paul Delahaye "L'école n'est pas faite pour les pauvres"

Par
Yasmina Jaafar
15 février 2022

Jean-Paul Delahaye analyse notre système scolaire dans son dernier ouvrage "L'école n'est pas faite pour les pauvres. Pour une école républicaine et fraternelle" (BDL). Le franc-parler qui caractérise l'expert du monde éducatif est à chaque ligne du livre. Puisque "l'école française est la plus inégalitaire des pays riches", nous avons voulu savoir pourquoi et est-ce possible d'y remédier. Rencontre La Ruche Média :

Où se situent le niveau de nos élèves par rapport à celui des élèves de l'OCDE ? 

Si on prend par exemple les évaluations internationales PISA qui se déroulent tous les trois ans, les élèves français de 15 ans ont globalement des résultats légèrement au-dessus de la moyenne, comme cela a été le cas en 2018 quand il s’est agi d’évaluer les compétences en écrit. Ce n’est ni glorieux ni infâmant. Mais ce n’est pas cela qu’il faut retenir de ces évaluations. Car chez nous, la moyenne ne veut strictement rien dire. En effet, nous avons 50 % de nos élèves de 15 ans qui ont d’excellents résultats à ces évaluations, au niveau des meilleurs élèves du monde. Ces élèves viennent pour la plupart des classes moyennes et favorisées. Environ 20 % ont des résultats justes dans la moyenne. Si on fait la somme, cela veut dire que l’école française fonctionne de façon satisfaisante pour 70 % de nos élèves. Mais 25 à 30 % des élèves de 15 ans ont des résultats très insuffisants, au niveau des pays qui ont les plus mauvais résultats. Et ces élèves sont pour la plupart issus des catégories sociales défavorisées. En réalité, nous sommes le pays du très grand écart entre les élèves, le pays dans lequel l’origine sociale pèse le plus sur les destins scolaires des jeunes. C’est cela qu’il est important de savoir sur notre école, plus que notre classement par rapport aux autres.

Vous dites que 30% des élèves issus des milieux populaires sont en difficulté à l'école. Le chiffre est énorme. Pensez-vous qu'il puisse se réduire ? 

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que, historiquement, notre système éducatif a essentiellement été conçu pour trier et sélectionner les meilleurs au détriment de tous les autres (et je viens de vous montrer que le système français est très performant pour trier et sélectionner !) et non créer du commun entre des élèves différents, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire. Ce chiffre ne se réduira que si nous donnons enfin la priorité à l’école primaire, car les difficultés signalées dans les évaluations à l’âge de 15 ans ont en fait commencé bien plus tôt dans la scolarité. Or, nous dépensons moins que les autres pays pour nos écoles maternelles et élémentaires (qui ont donc des effectifs d’élèves plus nombreux dans les classes qu’ailleurs) mais nous dépensons beaucoup plus pour notre lycée, cherchez l’erreur ! Nous marchons sur la tête… Il faut que les efforts engagés depuis 2013 et la loi de refondation pour donner plus de moyens à l’école primaire (grâce notamment au dispositif « plus de maîtres que de classes ») soient poursuivis dans la durée, ce qui est le cas depuis 2017 (avec les dédoublements des classes en éducation prioritaire) et c’est une bonne chose. Même si l‘on peut regretter cette funeste attitude qui a consisté en 2017 à supprimer le dispositif précédent sans même l’avoir fait évaluer, un peu comme si l’histoire de l’école commençait en 2017 ! Encore faudrait-il aussi ne pas concentrer le temps scolaire des jeunes enfants sur 4 longues journées de 6 heures, comme c’est le cas depuis 2017, ce qui est une exception mondiale. Aucun pays n’a songé à nous imiter dans cette folie. Les enfants des milieux populaires ont absolument besoin de la 5e journée de classe. Il faudrait qu’on me dise comment on peut espérer améliorer les résultats des élèves en ne les scolarisant que 4 jours par semaine !

Ce qu’il faut aussi c’est qu’on affecte dans les territoires qui scolarisent le plus d’élèves en difficulté, les meilleurs et les plus expérimentés de nos enseignants. Ce n’est pas toujours le cas quand on observe le nombre de personnels non titulaires et précaires affectés dans certains établissements, personnels d’ailleurs pas toujours remplacés quand ils sont absents.

On entend souvent que l'école publique française est l'endroit où se creusent les inégalités. Est-ce juste ? Puis, des livres comme le vôtre alertent sur la situation depuis longtemps. Pourquoi rien ne bouge ? Est-ce dû à un déni national ? 

C’est la société qui produit des inégalités, ce n’est pas l’école qui a créé les ghettos urbains, qui est responsable des bas salaires, de la précarité, du chômage. Si les pauvres étaient moins pauvres, leurs enfants viendraient à l’école avec l’esprit plus disponible pour les apprentissages. J’en parle d’expérience car, je le raconte dans Exception consolante, un grain de pauvre dans la machine, j’ai vécu moi-même dans la grande pauvreté dans mon enfance. Comment apprendre correctement quand on vit dans une famille qui manque en permanence d’argent, que le logement est insalubre ou inconfortable, quand on est mal nourri, mal soigné… Ce n’est donc pas juste de dire que c’est l’école qui aggrave la situation, l’école ne parvient pas à réduire les inégalités, ce qui n’est pas la même chose. Et si les choses bougent si peu ou si lentement, c’est que les dysfonctionnements de notre école ne nuisent pas à tout le monde. Certains de nos concitoyens, de droite comme de gauche d’ailleurs, dont les enfants réussissent bien dans l’école telle qu’elle est n’ont pas forcément envie que cela change…

Dès le début de votre ouvrage, "L’école n’est pas faite pour les pauvres, pour une école républicaine et fraternelle", vous indiquez que les réformes scolaires dans ce pays sont difficiles à mener. Rien ne pourra donc changer ?

Ce qui doit nous rendre optimistes c’est que l’école a su et sait se réformer. On ne serait pas aujourd’hui à 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat si l’école et ses fonctionnaires n’avaient pas effectué un travail considérable en 40 ans pour élever le niveau de formation de la jeunesse. Mais, pour que les difficultés actuelles soient bien comprise par tous, il faut parvenir à faire partager à tous les citoyens un diagnostic sur l’état de l’école basé sur des faits et non, comme on l’entend régulièrement sur une nostalgie d’un passé d’une école qui aurait été merveilleuse. Non, ce n’était pas mieux avant et je sais de quoi je parle ! Si l’enseignement secondaire s’est massifié, si toutes les catégories sociales en ont bénéficié, les inégalités subsistent malgré tout car elles se sont déplacées. En gros, les pauvres sont restés à leur place. Ce n’est qu’à partir d’un diagnostic enfin partagé qu’on pourra effectuer des choix politiques. Et il faut espérer que notre pays parvienne enfin à déployer des politiques scolaires qui durent au-delà des alternance politiques, sinon on ne s’en sortira pas.

Comprenez-vous la colère des professeurs ? Sont-ils désenchantés ? Et y a-t-il une crise de vocation ? 

Le personnel pédagogique et éducatif est profondément et depuis longtemps démoralisé, fatigué par des réformes successives auquel il n’a été que peu ou pas associé, divisé sur les questions pédagogiques, affecté par un sentiment de déclassement. Ce mal-être s’est notamment traduit par des difficultés grandissantes à recruter des enseignants aux niveaux primaire et secondaire. On doit comprendre qu’il n’y aura pas d’école plus sociale et plus fraternelle si les métiers de l’enseignement et de l’éducation ne sont pas mieux considérés dans notre pays. Les pays ayant les meilleurs résultats sont en effet le plus souvent ceux dont les enseignants sont les mieux payés. La France traite très mal ses enseignants. La revalorisation des salaires des enseignants et des personnels d’éducation, sociaux et de santé ne pourra donc qu’être significative. Et sans condition ni frilosité, car on ne pose pas de conditions à la revalorisation de professionnels maltraités depuis si longtemps. S’il est un domaine où le « quoi qu’il en coûte » a du sens, c’est bien celui-là. Et s’il faut poser la question de l’organisation et du temps de travail des enseignants, question légitime, cela ne pourra être que dans un deuxième temps, après ce qu’il faut appeler une simple et décente remise à niveau de leur condition sociale.

Comment lutter contre le séparatisme à l'école ? 

Travailler à davantage de fraternité à l’école implique de ne pas éluder la question des modalités de répartition de la population scolaire sur un territoire, c’est-à-dire la carte scolaire qui est devenue la partie visible, au sein du système éducatif, des clivages sociaux de la société. C’est bien parce que la politique de l’habitat des décennies précédentes a conduit à séparer, de fait, les populations que se pose la question de la mixité sociale à l’école. Les angoisses de certaines familles par rapport au déclassement social et à l’insertion professionnelle future de leurs enfants provoquent des stratégies individuelles de refus de la mixité sociale La peur de l’hétérogénéité a aussi une dimension ethnique qu’il ne faut pas occulter, elle touche toutes les parties de la société, milieux favorisés comme milieux populaires. Rappelons que, depuis 1959, l’État assume et renforce le séparatisme social en finançant la concurrence privée, très majoritairement catholique, de son école publique. À ce niveau de séparatisme social, dans l’enseignement public comme dans l’enseignement privé, le vivre-ensemble n’est qu’un leurre, avec des jeunesses qui ne se fréquentent pas, ne se parlent pas. Comment, ensuite, l’élite qui gouverne peut-elle comprendre un peuple (ceux qui ne sont « rien ») qu’elle n’a jamais vu de près, pas même pendant sa jeunesse ? Les expérimentations prometteuses qui sont en cours actuellement, tant à Toulouse qu’à Paris, montrent que la mixité sociale ne se décrète pas, elle se prépare par une travail entre tous les partenaires concernés pour garantir aux citoyens une égalité dans l’offre de formation (enseignants compétents et remplacés quand ils sont absents, vie scolaire apaisée, locaux et matériels adaptés…). Si toutes ces garanties sont apportées, alors les citoyens peuvent avoir confiance dans l’enseignement public.

Jean-Paul Delahaye

Pouvez-vous nous dire ce qui améliorerait l'organisation pédagogique et assurerait une véritable école pour tous ? 

Dans le cadre de la scolarité obligatoire, dont il faut sans cesse rappeler qu’elle n’est pas le temps du tri et de la sélection, il faudrait renoncer à la concurrence sans fin des options ou des formations qui non seulement conduit à l’impasse pour les enfants des pauvres mais qui isole précocement des « élites » qui n’ont ainsi jamais vu d’autres enfants que ceux de leur classe sociale. Répartir de façon inégale au collège, c’est-à-dire pendant la scolarité commune, les options ou les parcours particuliers qui n’ont pas pour objectif premier de préparer à des études ultérieures mais plutôt de séparer les élèves les uns des autres, ne permet pas de construire un « commun » partagé par toute la jeunesse.

Quand on observe le fonctionnement des écoles, des collèges et des lycées qui parviennent mieux que d’autres à faire réussir tous les élèves, on voit que notre école est pleine de ressources. La question est de savoir comment généraliser ce qui marche, comment lever les blocages, comment mieux soutenir les équipes qui innovent, comment mieux prendre appui sur la recherche en éducation qui produit des résultats qui devraient davantage guider notre action collective. Ce qui apparaît très clairement c’est qu’au chacun pour soi et à la compétition – cadre du fonctionnement actuel – il faut préférer des pratiques de coopération et mettre en œuvre une évaluation des élèves qui stimule et qui ne décourage pas.

"L’école n’est pas faite pour les pauvres, pour une école républicaine et fraternelle", BDL, 14e, 147P

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