Belinda Cannone écrit sur la vulnérabilité : "#metoo est un magnifique développement du féminisme"

Par
Yasmina Jaafar
26 février 2024

Belinda Cannone, essayiste, romancière et nouvelliste, publie le recueil "Les vulnérables" chez Stock. Un livre qui regarde avec réalisme notre monde en face sans jamais céder au déclinisme. L'auteure nous propose de faire un arrêt pour s'accompagner de ses personnages inspirés de la vie réelle puisque les vulnérables, c'est-à-dire, les SDF, les migrants, les enfants..., sont autours de nous. Belinda Cannone est notamment l’auteure, également chez Stock, de La Tentation de Pénélope ; Une nouvelle voie pour le féminisme (2010) ; S’émerveiller (2017) et du Nouveau Nom de l’amour (2020).

Rencontre :

Qui sont les vulnérables de notre ère ? 

Les vulnérables sont tous ceux qui nous entourent et qui sont presque invisibles tant nous sommes habitués à leur présence. SDF, migrants, enfants, bien sûr. Mais vulnérables, nous-mêmes le sommes, blessés par la société telle qu’elle se présente à nos yeux navrés. Les vulnérables sont les plus fragiles, mais ce sont aussi ceux qui assistent, dans le désarroi, à plusieurs formes de déliquescence de la société. Nous nous tenons tous, tremblants, au bord d’un monde qui nous inquiète.

Vous avez été l'auteur de nombreux essais. La fiction permet-elle aussi de mettre en avant des questions sociales ?

J’écris des essais pour défendre des idées : je m’adresse la plupart du temps à mon camp dont j’essaie de modifier les représentations et les croyances. C’est ce que j’appelle ma « grande conversation » avec l’époque. Mais il y a aussi tout un domaine qui ne se traite pas sous forme d’idées à défendre. La violence du monde, de la société, celle que nous voyons et qui nous affecte au plus intime, ne peut pas vraiment être traitée, dans la littérature, sous forme purement intellectuelle. Un écrivain a pour tâche de déployer cette violence, pour la donner à voir et à sentir. C’est le travail et le privilège de la fiction, qui s’adresse à l’intellect mais aussi, et peut-être surtout, à l’affectivité, de nous faire traverser émotionnellement des expériences, et celles-ci nous modifient – autrement que les idées. Donc bien sûr, la fiction est aussi concernée par les questions sociales.

Avez-vous croisé Céleste et les autres personnages des dix nouvelles qui constituent le livre ? Comment avez-vous construit vos vulnérables en somme ? 

J’ai croisé Céleste dans un reportage de Florence Aubenas, et j’ai croisé Sabah dans un autre reportage, de Zineb Dryef. Mais j’ai connu Daniel Trocmé dans les livres d’histoire (seul cas, dans ces nouvelles, d’un personnage venu du passé), Youssef m’a été inspiré par un livre de sociologie… Vous savez, mes personnages, sauf ceux qui sont résolument et manifestement fictifs, viennent tous du monde contemporain, et je les croise dans la rue, dans les articles de journaux, dans les universités… Pour autant, aucun ne ressemble à qui l’a inspiré, tout est réinventé. Et du reste, je pratique souvent un léger dérapage vers le fantastique. Mais mon ambition est bien de parler du monde qui nous entoure. Par exemple dans « Le chêne », la nouvelle se déroule dans un univers de légère anticipation et le personnage sort directement de mon imagination (sauf le chêne lui-même, qui pousse devant ma fenêtre du Cotentin), mais il croise des migrants africains, il affronte quotidiennement le dérèglement climatique : la nouvelle évoque donc bien notre monde. Ou encore, dans « Le secret des passages », si un des deux personnages principaux appartient à la mythologie (mais je ne veux pas divulgâche), son partenaire est un jeune dealer dont la famille est malade du chlordécone qu’on a utilisé dans les plantations aux Antilles…

Dans la nouvelle "Les relations toxiques" vous écrivez : "Vous n'êtes pas des victimes. Vous êtes des victimes de certaines discriminations (...) Vous pouvez devenir des femmes fortes". C'est un appel à la non victimisation et à ces discours qui empêchent ?

Depuis que j’écris autour des féminismes, je ne cesse de refuser qu’on réduise les femmes à des victimes. Elles sont à l’évidence victimes de diverses discriminations qu’il faut impérativement combattre, mais ce n’est ni leur identité ni leur nature. C’est une situation, des situations, variées selon le milieu d’origine, et qui doivent susciter notre lutte et nos efforts pour les changer. Il faut se battre sur les lieux de travail, réfléchir aux manières d’élever les enfants (charge concrète et mentale qui entrave nos désirs de réalisation), dénoncer les violences, faire punir les crimes – mais ne jamais accepter d’être « des victimes ». Ce n’est pas un statut désirable, et ce n’est pas ainsi, dans cet état d’esprit, que nous changerons le monde. Pour cela il faut de la force, de l’élan… et un optimisme raisonnable.

Votre livre parle surtout de notre immédiateté. Quel regard portez-vous les débats #metoo et sur les relations humaines en 2024 ?

À propos de #metoo, je dirai : c’est un magnifique développement du féminisme. Nous n’accepterons plus d’être harcelées, d’avoir peur dans la rue, d’être minorées dans le regard des hommes. D’ailleurs, je trouve que, déjà, ce regard a changé. Les hommes ont compris quelque chose. Il me semble donc qu’on est vraiment en marche vers une égale dignité. Maintenant, je constate aussi des dérives, et ce depuis le début du mouvement. Une sorte de posture désespérée qui fait qu’on « se casse », qu’on contourne les institutions (au lieu de les réformer), qu’on passe volontiers par le tribunal populaire des réseaux sociaux… Attention au biais qui fait que parce qu’on a compris qu’une situation n’était pas acceptable, on croit, du fait de cette lucidité nouvelle, que cette situation empire. Je vois chaque jour des preuves qu’au contraire tout s’améliore. Bémol : il faudrait quand même prendre garde à ne pas radicaliser la guerre des sexes, parce que nous, femmes, avons plus à y perdre qu’à y gagner. La régression est toujours plus facile que l’avancée.

Une nouvelle/un roman. Quelle différence dans la difficulté ? Et pourquoi le genre de la nouvelle a moins la carte en France ? 

Cette situation des nouvelles est un grand mystère. Elles sont aimées partout – sauf en France. Je reconnais qu’il est plus difficile d’en parler, car cela demande de synthétiser tout un recueil, ou alors il faut les évoquer une à une, s’attacher à des questions subtiles comme le style. Peut-être que cette difficulté critique explique qu’on en parle moins, et donc on en vend moins, et donc les éditeurs en publient moins…

C’est une écriture très différente du roman. Dans celui-ci, il faut livrer des informations, narrer, développer etc. Au contraire, la nouvelle peut être comme un petit bijou, ciselée, elliptique, avec moins de contraintes – enfin, ça, je ne sais pas parce qu’elle exige un travail d’écriture plus fin. C’est d’ailleurs parce que je voulais un jour injecter une ancienne nouvelle, que j’aimais beaucoup, dans mon nouveau roman que j’ai dû admettre que c’était impossible : les contraintes du roman faisaient exploser la nouvelle, et surtout cassaient son écriture. J’ai alors compris que c’était cette forme qui m’intéressait vraiment dans la fiction.

Les vulnérables, Stock, 19e, 220p. Photo Une : La Croix

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