Bien sûr. La parole des journalistes bénéficiant d'une forte exposition dans la société, il est évident qu'ils contribuent, de la même manière que les penseurs ou les écrivains, à distiller certaines idées. Cela est d'autant plus vrai qu'à notre époque, il existe une certaine "starisation" des journalistes ; ce qu'ils disent est souvent pris au pied de la lettre. Il est de ce fait indispensable pour les journalistes de s'inscrire dans une démarche déontologique, la première des exigences étant de se baser sur des faits concrets, sur des chiffres vérifiés, sur des textes précis pour appuyer leurs propos. Rigueur et objectivité, selon moi, sont indispensables, même si l'objectivité totale est bien sûr une utopie. Malheureusement, de nos jours, certains journalistes se comportent comme des propagandistes qui, sous couvert d'information, diffusent des stéréotypes qui peuvent s'avérer très clivants dans nos sociétés en crise.
Le Monde des religions est un magazine qui aborde le fait religieux de manière non confessionnelle et laïque. De ce fait, notre approche de l'islam est exactement la même que celle des autres religions. Nous sommes une équipe de journalistes spécialisés, et nous faisons également appel à des universitaires ou à des penseurs spécialistes des traditions religieuses. Notre "credo" est le suivant : "Connaître les religions pour comprendre le monde". Force est de constater, en effet, que même dans une société comme la nôtre, qui se veut laïque et sécularisée, la religion - les religions - explique certains de nos comportements ou mentalités, et suscite encore de nombreux débats ou problèmes de société. Nous souhaitons, en permettant de faire découvrir la richesse de ces traditions religieuses, leur évolution historique, leurs textes et les grands personnages qui les ont façonnées, aider au dialogue entre les cultures et entre les êtres humains. En un mot, contribuer au vivre-ensemble.
Bien sûr, il ne s'agit pas, pour nous, de tomber dans l'angélisme et de verser dans la langue de bois. Nous proposons une approche critique du fait religieux (notre numéro actuel est d'ailleurs consacré à l'histoire du fanatisme religieux), et nous n'hésitons pas, lorsque cela est nécessaire, à porter une parole engagée.
Je pense que ce terme est excessif, et surtout anxiogène pour une bonne partie de la population. Il est évidemment indispensable de lutter contre les phénomènes de radicalisation religieuse, et de rassurer les Français en leur détaillant les mesures concrètes prises pour y faire face. Mais le terme de "guerre" ne me paraît pas approprié, et celui de "guerre civile" encore moins. Car ces derniers termes laissent penser que deux parties de la population s'opposeraient en France. Or, la radicalisation religieuse ne concerne - heureusement - qu'une infime minorité de personnes, au parcours de vie souvent bien spécifique (marqué fréquemment par la délinquance). Cela dit, il est capital de se donner les moyens de lutter contre ces dérives, quand on voit les dégâts que peuvent provoquer, à elles seules, trois personnes (ou une dizaine, en supposant qu'elles aient bénéficier d'appui pour préparer leurs exactions).
Il était important que le président de la République assure la communauté musulmane de France de sa solidarité dans ces événements, et qu'il les rassure sur le fait qu'il sera vigilant quant aux risques d'amalgame. Néanmoins, les mots ne suffisent pas. Face au danger de délitement de la société française, il faut que des mesures concrètes et qui puissent être rapidement mises en œuvre soient prises.
Pour parler franchement, je trouve que les réactions des autorités musulmanes face aux dérives radicales ont tardé à venir. Mais contrairement à ce que certains médias ont laissé entendre, je ne pense pas que ce silence qui a prévalu un moment s'explique par une prétendue solidarité des musulmans face à ces radicaux. Je crois plutôt que, dans un premier temps, bon nombre de musulmans (mais aussi de personnalités politiques non musulmanes) ont sous-estimé la dangerosité de ces personnes et leur capacité de nuisance. L'immense majorité des musulmans de France ne se reconnaissant pas dans les actes des fondamentalistes, ils n'ont pas jugé utile d'affirmer une position qui leur paraissait évidente. Ils se sont trouvés démunis face aux discours des radicaux, pris en tenaille entre le souci de défendre leur religion et l'incompréhension face à son instrumentalisation.
Plus tard, quand les musulmans et leurs autorités ont souhaité condamner ces dérives, ils ont eu du mal à trouver des médias pour relayer leurs paroles. Cela s'explique notamment par le fait que les musulmans n'ont pas l'équivalent d'un "pape" catholique exprimant une ligne officielle. De ce fait, leur discours n'est pas aisément schématisable, et les journalistes se demandent souvent quelle est l'audience de tel ou tel imam, sa crédibilité dans la communauté musulmane, etc.
Les engagements à tenir sont, à mon avis, de deux natures. Il faut d'un côté prendre des mesures concrètes contre la radicalisation. On sait très bien que c'est en prison et sur Internet que les réseaux djihadistes sévissent le plus. Il est donc indispensable que nos dirigeants politiques agissent pour court-circuiter ces réseaux. Les surveillants de prison ont-ils les moyens d'effectuer leur mission ? Je n'en suis pas sûre, à voir combien des personnes notoirement connues pour leur prosélytisme agissent dans ces lieux au vu et su de tout le monde. Le problème d'Internet est encore plus important, et on peut légitimement se demander s'il est réellement possible de contrôler efficacement la toile.
De l'autre côté, il faut agir pour une meilleure intégration des musulmans dans la société. Il est bien évident que des personnes qui se sentent ostracisées vont avoir tendance à se replier dans le communautarisme. Trop de nos banlieues sont devenues des ghettos. Je pense que l'école doit inculquer, dès la toute petite enfance, les valeurs républicaines de liberté, d'égalité et de fraternité. Je pense aussi qu'il faudrait initier les tout-petits à la philosophie et à la spiritualité (laïque, en l'occurrence), pour qu'ils aient, très jeunes, la notion de ce qui rassemble les êtres humains, par-delà la diversité ethnique, religieuse ou sociale. Les familiariser à l'empathie, à la compassion, au respect, mais aussi à penser par eux-mêmes. Certaines associations, comme Femmes Internationales Murs Brisés, mènent des actions très concrètes dans les écoles, et les résultats sont là ! L'école ne devrait pas se cantonner à des apprentissages intellectuels, mais qu'elle apprenne aussi à vivre. Et à vivre ensemble. Plutôt que d'insister constamment sur les conflits, sur ce qui nous sépare, apprenons à regarder ce qui nous unit !
Les événements dramatiques qui viennent de se produire en France ont eu le mérite, si j'ose dire, de nous faire prendre conscience que nous avons des valeurs communes à défendre et à préserver, que l'on soit chrétien, musulman, juif, athée, agnostique ou autre. Fédérons-nous pour faire vivre ces valeurs.
Yasmina Jaafar
Le Monde des Religions, en Kiosques jusqu'au 26 février 2015. (Bimestriel)