Par Bertrand Naivin :
Des murs blancs. Ceux d’une galerie d’art contemporain garnis d’œuvres dont on ne distingue pas les détails. Et dans toute cette blancheur, des personnes en tenue de soirée noire. Sur les photos postées ce lundi 19 décembre sur Facebook vers 20h, on reconnaît alors un vernissage au cours duquel un homme fait un discours debout derrière un pupitre dressé pour l’occasion. Mais dans cet agrégat d’images, certaines détonnent. On y voit en effet un autre homme, lui aussi très bien habillé, qui dresse un pistolet vers le plafond, la bouche ouverte en un cri revendicateur, puis le pointe vers une personne à terre. Aux gros plans de l’homme seul succèdent d’autres cadrages sur lesquels on peut voir le reste de la galerie et des hommes et des femmes accroupis contre les murs.
Le cadre comme la précision des photos – bien cadrées, nettes et mêlant plan d’ensemble et vue du tireur seul – font alors penser à une performance artistique. On se dit en voyant ces images que dans cette galerie turque, un artiste a simulé un meurtre pour bouleverser et déranger les invités à cette exposition, comme en son temps Pierre Molinier, habillé en prostituée, put aguicher les personnes présentes à ses vernissages ou Marina Abramović proposa aux mêmes happy few d’utiliser sur elle différents objets présents sur une table dressée devant elle, y compris un pistolet (Rythm 0 en 1974). On pense aussi à Michel Journiac qui fit manger aux participants d’une messe très arty des tranches de boudins faits à partir de son propre sang (Messe pour un corps, 1969). Mais le commentaire du post fait douter. Il y est dit que l’ambassadeur de Russie a été victime d’un assassinat lors d’un vernissage dans une galerie d’Ankara.
On fait alors défiler le Mur Facebook d’un doigt alerte et d’autres messages confirment le drame. Alors qu’il prononçait un discours en marge d’une exposition dans une galerie de la capitale turque, Andreï Karlov,
l’ambassadeur de Russie en Turquie a été abattu par un certain Melih Gökçek, membre de la police antiémeute turque et rallié au mouvement islamiste et conservateur Fëto, en réaction contre la participation du gouvernement russe aux exactions commises à Alep par l’armée de Bachar el-Assad.
Mais revenons sur ces images. Ajoutons également que cette soirée macabre a aussi été filmée et que la vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux. Elles marquent en effet un moment inédit dans le traitement de l’information. Autrefois, de tels faits n’auraient pas été imagés. Des attentats, on ne montre en effet généralement que l’après. Et pour cause, ils sont censés surprendre le cours normal et quotidien de la vie. Ils ne sont ni une scène de guerre, ni une exécution qui donnèrent quant à elles lieu à de nombreuses photographies et vidéos, du républicain espagnol photographié en 1936 par Robert Capa aux récentes décapitations filmées et diffusées par L’Etat Islamique. L’attentat n’étant pas prévisible, il ne peut pas alors être photographié ni filmé par des professionnels. C’est ainsi que seules des images d’amateur nous en parviennent, images floues, tremblantes et de mauvaise qualité. Pensons à la séquence ahurissante de ce djihadiste abattant dans les rues de Paris ce pauvre policier en janvier 2015. Diffusée sur Internet, la vidéo est pixelisée, tremblante et filmée de loin. Cette distance de la prise de vue tout comme celle que crée avec la brutalité de l’événement le flou de l’image ont alors pour effet de dresser un écran entre nous et le drame : celui de l’image.
Cet éloignement par ce que j’appellerais l’ « imagité » de l’image amateur, à savoir la mise en avant et en évidence de sa nature d’ « image ». Ainsi, ce que l’on « voit » se distingue de la réalité de ce que les victimes ont quant à elles « vécu ». Si l’image ne retient par nature du réel que le visible – une image de guerre est comme amputée des sons et des odeurs de la scène – l’image médiatique renforce cet appauvrissement par une mauvaise définition, un mauvais cadrage ou une image floue ou tremblante dans le cas d’une vidéo. Celle-ci peut garantir l’effet « scoop » de l’info. L’image paraît alors être volée à un instant que les lecteurs ou les téléspectateurs n’auraient pas dû voir. Mais ce brouillage visuel a également pour effet de mettre un prisme entre nous et l’horreur du drame reporté. L’explosion ou la fusillade si elles ont pour décor celui de notre vie sont vues de loin, imprécises, presque étrangères.
L’assassinat de l’ambassadeur russe relève quant à lui de cette mise à distance de la violence d’un fait par l’image. Mais d’une autre manière. Car si le fait se distingue par son extrême documentation et la qualité des images, cette hyper-documentation fait quant à elle entrer l’agression dans le registre de la fiction. « Cela paraît trop réel pour être vrai ! » aurions-nous envie de dire. Quel paradoxe. Trop nettes, trop bien cadrées et trop nombreuses, ces images font alors fausses, comme ces fake auxquels nous sommes de plus en plus confrontés sur internet. Enfin, postées tout de suite sur Facebook et sur Twitter, accompagnées de leurs désormais obligatoires smiley, petites images qui défilent sagement au moindre effleurement sans effort d’un doigt distrait, elles perdent toute impact émotionnel, rapidement vues mais également tout aussi rapidement poussées hors du regard et noyées dans le flux sans fin des « hyper-actualités » de Facebook ou de Twitter.
Tel est ainsi le monde vu par les réseaux-sociaux, telle est ainsi la vie vécue par les « tech-sistants » que nous sommes : une série américaine, une performance d’artiste, une hyper-actualité si « nette » qu’elle en paraît fausse.
Bertrand Naivin