La gronde qui a débuté ce 5 décembre contre la réforme des retraites est ici l’occasion d’évoquer la manière dont est règlementé le droit de grève au sein de certains États membres de l’Union européenne, ce qui permet également de saisir le regard que portent nos voisins sur les mouvements sociaux français.
Car le moins que l’on puisse dire est qu’il n’existe pas d’homogénéité au sein des États membres s’agissant de la définition du droit de grève et ses modalités d’exercice. L’histoire et la culture propre à chacun d’eux la rendraient compliquée à mettre en œuvre tant politiquement que juridiquement, même si l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reconnait un droit de grève aux travailleurs et aux employeurs (ou leurs organisations respectives).
Les États de l’Union européenne se démarquent en effet par des différences significatives s’agissant de la définition même de la grève, de ses modalités de mise en œuvre et de ses conséquences, oscillant entre exercice quasi-impossible et protection quasi-absolue.
Et en toile de fond, la véritable question est celle de l’articulation entre les droits sociaux nationaux et les règles du marché commun, du nécessaire équilibre entre protection sociale et liberté du commerce et de l’industrie, libre concurrence et liberté d’établissement.
Ainsi, selon la Cour de Justice des Communautés européennes (CJUE), si le droit de grève est un droit fondamental de l’ordre constitutionnel de l’Union européenne, il doit s’exercer de façon à ne pas entraver le fonctionnement du marché commun et la liberté des entreprises de transférer leurs activités d’un Etat membre à un autre : le droit de grève ne sera dès lors protégé que dans le cas où son exercice est propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi par les travailleurs et justifié et strictement proportionné à cet objectif.
Le champ est ainsi laissé libre au contrôle de la proportionnalité entre l’atteinte de cet objectif et l’exercice du droit de grève.
Si, pour d’autres sujets touchant au droit du travail (cf. le « barème Macron »), le droit européen fait actuellement office de référence, force est de constater que le droit communautaire, quant à lui, ne permet pas à ce jour d’offrir aux travailleurs de garanties supérieures à celles octroyées par certains États, comme la France.
Une analyse comparative des règles juridiques applicables au Royaume-Uni, en Allemagne et en France permet d’établir une synthèse (non exhaustive) des régimes existants, du plus restrictif au plus « souple ».
1/ Au Royaume-Uni, inspiré par une politique sociale libérale et où il n’existe pas de code du travail « à la française », les conditions d’organisation de l’action collective la rendent très complexe à mettre en œuvre (et notre regard de français pourrait estimer qu’il s’agit là d’un doux euphémisme). En effet, de nombreuses exigences notamment procédurales sont à respecter, sauf à rendre la grève illégale. Ainsi, pour exemples :
2/ En Allemagne, où une grève est annoncée ce lundi 9 décembre au sein de la société LSG (filiale de Lufthansa chargée de l’avitaillement de nombreuses compagnies aériennes), le cadre est le suivant :
La prépondérance du contrat entre les Parties, la place des partenaires sociaux dans les relations entre employeurs et salariés et de la négociation collective sont primordiales, Droit du travail et Droit civil formant d’ailleurs un seul bloc (les règles du code civil comporte les dispositions de droit commun du licenciement par exemple) ;
3/ La France est sans nul doute le pays qui applique le régime le plus favorable aux travailleurs tant dans la définition du droit de grève, que dans ses modalités d’exercice et ses conséquences sur le contrat de travail.
3.1/ La grève est définie par la jurisprudence comme la cessation collective, concertée et totale du travail par les salariés d'une entreprise en vue d'appuyer des revendications professionnelles (ce sont les conditions de sa licéité. Exit donc les « grèves perlées » ou « du zèle », les grèves de solidarité, les piquets de grève, l’occupation des locaux etc). De manière plus générale, c’est une des « modalité[s] de la défense des intérêts professionnels », « limité par l’abus qui peut en être fait », comme l’a affirmé la Cour de cassation dès 1951.
Le droit de grève en France est constitutionnel, chaque travailleur pouvant l’exercer individuellement (à l’exclusion cependant de certains corps de métiers : magistrats, CRS, militaires, personnels pénitentiaires), dans le cadre de toutes formes de protestations, y compris politiques et/ou socio-économiques, dès lors qu’elles se rattachent à des revendications professionnelles.
La Cour de cassation a d’ailleurs jugé, au terme d’un arrêt du 15 février 2006, que « caractérise l'exercice du droit de grève une cessation concertée et collective du travail en vue de soutenir un mot d'ordre national pour la défense des retraites, qui constitue une revendication à caractère professionnel … ».
A l’inverse, les faits d'entrave à la liberté du travail de personnels non-grévistes (par le blocage de la sortie de camions d’un dépôt et/ou par des pressions sur des collègues afin de les inciter à empêcher les salariés non-grévistes de quitter les lieux pour exercer leur travail) est un exemple caractéristique d’abus. Une des limites du droit de grève est ainsi de concilier l’exercice du droit de grève avec les autres droits de valeur constitutionnelle équivalente.
3.2/ Il n’existe aucune procédure spécifique contraignante telles que celles évoquées précédemment, si ce n’est le respect d’un préavis de 5 jours dans les services publics et une information de l’employeur dans le secteur privé sur les revendications des salariés.
Par ailleurs, si le code du travail ne donne aucune définition du droit de grève et de ses modalités, il apporte aux salariés des garanties quant à l’exercice de ce droit.
L’article L. 2511-1 du code du travail dispose en effet que l’exercice du droit de grève ne peut :
3.3/ S’agissant de l’aspect judiciaire des conflits, la Cour de Cassation s’est référée au Préambule de la Constitution de 1946 pour énoncer que « si la grève suppose l'existence de revendications de nature professionnelles, le juge ne peut sans porter atteinte à l'exercice d'un droit constitutionnellement reconnu substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bien fondé de ses revendications », ce qui permet d’écarter toute appréciation subjective des magistrats en la matière.
En conclusion, la réponse est OUI : la grève du 5 décembre, comme tant d’autres, est bien une spécificité française !