Raphaël Enthoven : "l’IA est inapte à l’exercice de penser"

Par
Yasmina Jaafar
23 janvier 2024

Raphaël Enthoven nous rassure. Dans son dernier livre à paraitre demain, L’esprit artificiel, le philosophe rappelle les fondamentaux des mécanismes de la réflexion humaine. La machine menace, certes, mais notre fin n'est pas pour tout de suite. Nous pensons, nous dissertons, nous pouvons donc espérer que l'IA ne nous gobe pas. Nous avons rencontré celui qui a battu ChatGPT au Bac Philo en juin dernier.

Le 14 juin dernier, vous l'emportez face à ChatGPT avec une note de 20 contre 11 au Bac Philo. Comment étiez-vous préparé ? Que raconte l'échec de la machine ? 

L’échec cuisant de la machine montre une chose : si performante soit-elle, l’IA est inapte à l’exercice de penser. L’IA peut aligner indifféremment la totalité des théories sur un sujet, tout en restant aussi loin que possible de la compréhension du sujet lui-même. les facultés d’adaptation de l’IA (qui reproduisent l’adaptation synaptique d’un mollusque élémentaire, l’aplysie) ne lui permettent absolument pas de concevoir une problématique. Car la confection d’une problématique relève d’un travail du corps autant que de l’esprit. Et le goût de penser naît d’une peur, la peur de mourir, que la machine ne sait pas éprouver.

Dans votre livre, vous expliquez, exemple à l'appui, ce qu'est une dissertation. Elle est tout à fait autre chose qu'un amoncellement de poncifs. En quoi est-elle justement le lieu de la mise en œuvre réflexive face à l'outil technique ?

Parce qu’une dissertation repose sur la confection d’une problématique, qui en fournit la colonne vertébrale. Contrairement à ce qu’on pense ordinairement, une dissertation de philosophie ne consiste pas à aligner, comme on range un tiroir, les arguments en faveur d’une thèse, pour les opposer ensuite aux arguments adverses. Une dissertation ne dit pas « oui », puis « non », avant de dire « peut-être ». Ou bien, si elle le fait, ce n’est pas obéissant à une logique de tri indifférente à l’ordre des arguments, mais en obéissant à l’axe fourni par la problématique. Pour le dire simplement : une dissertation repose sur l’art de trouver le problème qui est à ‘intérieur d’une question (exemple : imaginez que vous ayez comme sujet « être libre, est-ce faire ce qu’on veut ? » L’une des problématiques possibles, obtenues par analyse des termes, est « Suis-je libre de faire ce que je veux si mon voisin en fait autant ? » Voilà ce qu’une machine est incapable de faire : convertir une question en problème. Or, ce travail est la condition de tout. Sans cet atome de pensée, la dissertation ne va nulle part.

Qu'est ce que la réflexion ? S'apprend-elle ou l'avons-nous dès le premier cri ? 

Réfléchir est un don qui a aussi besoin de s’apprendre pour exister. Ce que nous avons dès le premier cri, c’est l’expérience d’être vivant. Vient ensuite la question de savoir pourquoi vivre alors qu’on va mourir… Personne n’échappe à cette question, et c’est avec elle que naît le souci réflexif. La réflexion est fille de notre mortalité. Le goût de se poser des questions naît d’une expérience fondamentale : le désarroi d’exister, le désarroi d’être là sans savoir pourquoi. Une fois que la réflexion est préemptée par un professeur ou par toute figure tutélaire, on découvre qu’un tel désarroi n’est pas une conclusion mais un point de départ. Et c’est là que l’apprentissage effectif commence. Par la compagnie de quelqu’un qui vous apprend que vos inquiétudes sont des trésors et non des calvaires.

Quel est le rôle du philosophe dans un monde de plus en plus enclin à lâcher l'affaire et à se laisser envahir par la peur, la négativité ou la paresse intellectuelle ? 

Notre monde n’est pas plus enclin que le précédent à verser dans la sottise et l’ignorance, mais il a plus de moyens pour le faire ! Quiconque veut ne rien savoir du réel, ou vivre dans un monde parallèle (où la Terre est plate et Macron est fasciste) peut aisément ne rencontrer que des gens qui pensent comme lui. Les réseaux sociaux n’ont pas libéré la parole. Ils ont libéré le goût de s’agglutiner en troupeaux univoques dont le credo sert de vérité. Face à cela, il n’y a rien à faire, sinon maintenir constamment l’exigence de dialogue, célébrer l’art de penser contre soi-même et rappeler inlassablement ce qu’il en est du réel à ceux qui lui tournent le dos. Est-ce efficace ? J’en doute. Mais ce n’est pas à sa réussite qu’on mesure la vertu d’une action. Maintenir ouverts les champs du débat et de la discussion sans haine, c’est tout le travail d’un professeur de philosophie, quelle que soit l’estrade qu’il se donne.

Vous rappelez l’exception française qu’est le Bac Philo. Face à un ministère qui voit ses ministres défiler au rythme des saisons, quel est votre regard sur cette exception, sur ses modalités et comment faire mieux quand on sait l’importance de la philosophie comme outil de pensée ? 

L’exception française du bac philo a subi l’an dernier, en 2023, un déclassement sans précédent, avec l’absurde réforme du bac qui met les meilleurs élèves en situation d’avoir leur diplôme AVANT de passer l’épreuve de philo. Si l’on voulait détourner les élèves de la philosophie, on ne s’y prendrait pas autrement. De tout mon cœur, j’espère que la successeuse de Gabriel Attal, si c’est elle, remettra l’épreuve de philosophie à sa place, c’est-à-dire au centre.

Raphaël Enthoven, L'esprit artificiel, L'Obersvatoire, 19e.

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