Dans Le trésor des humbles publié en 1896, Maurice Maeterlinck écrit :
« Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous ne voulons pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part. (…)L'instinct des vérités surhumaines que nous possédons tous nous avertit qu'il est dangereux de se taire avec quelqu'un que l'on désire ne pas connaître ».
Cette dernière phrase est d’autant plus éclairante si l’on considère cette nuance qui y est faite, soit cet autre que l’on « désire ne pas connaître » et non « que l’on ne désire pas connaître. Cette construction négative dit alors tout de cette peur du silence qui est ô combien la nôtre aujourd’hui. Nous ne souffrons ainsi pas d’un manque de désir de l’autre. Nous nous pétrifions d’un désir de couvrir cet autre de nous-mêmes. Nous souffrons d’une dictature de l’« avis » qui nous empêche de nous taire pour écouter celui de l’autre… Nous sommes ainsi dans une culture de la non-écoute, d’un autre-que-soi que l’on recouvre de notre propre bavardage.
Pour se prouver de cette fin de l’écoute de l’autre, il n’y avait qu’à visionner l’émission On n’est pas couché animée et produite par Laurent Ruquier, et diffusée le 30 septembre 2017 sur France 2.
Venue présenter son livre Parler (Flammarion) dans lequel elle témoigne de l’agression sexuelle qu’elle subit de la part de Denis Baupain, Sandrine Rousseau souffrit alors un autre type d’agression, verbale et rhétorique cette fois de la part de Christine Angot et Yann Moix. Le point de départ de cette violence proférée par la toute nouvelle chroniqueuse est intéressant. Alors que l’ex secrétaire nationale adjointe d’EELV décrivait un parti dans lequel, pourtant, des membres avaient été « formés pour accueillir la parole » des personnes harcelées, l’écrivain se mit à reprendre en la répétant cette formule, s’indignant que l’on puisse prétendre « former » une écoute qui pour elle restera toujours sourde aux souffrances des victimes de viol. Suivit ensuite M. Moix qui réduisit quant à lui la « parole » de l’invitée à un simple « discours »,
refusant de distinguer le témoignage d’une victime d’un récit littéraire, et enlevant au premier effectivité et sincérité lorsque le poète ou le romancier, selon lui, en se confrontant à l’impossible confrontent aussi le lecteur à ses « impossibles ». C’est enfin Christine Angot qui termina cette séquence en prenant la parole, ou plutôt en la volant à l’invitée pour évoquer son refus d’illustrer l’inceste dans des manifestations et toute l’importance que les mots pour elle revêtent, travaillant pour elle celui qui les écrit, refusant par là toute velléité de les « former » comme on forme un jeune apprenti à la mission qui sera la sienne. Le propos serait intéressant… si il n’y avait en face une femme qui, venue pour partager son expérience douloureuse ne put au final pas délivrer son témoignage mais… écouter. Quelle incongruité qu’une chroniqueuse disant à son interlocuteur qu’elle ne peut pas l’entendre, qu’elle a arrêté la lecture de son livre à la page 56, et qui finit par ne parler au final que d’elle.
ONPC a ceci de particulier que nous faisons face à deux chroniqueurs - cette fois tous deux écrivains et cela a son importance quant à la vision du monde et la lecture de l’actualité par les mots qu’ils ont – qui donnent leur avis. Avant eux, c’était Zemmour et Naulleau ou encore Natacha Polony, Léa Salamé et Audrey Pulvar qui tenaient ce rôle du sniper pour laisser la part belle à un animateur témoin… Le tout pour parler sans entendre et d’abord faire réagir des réseaux sociaux avides de combats et de clashs !
Alors oui, nous sommes bien dans une société du bavardage. L’autre n’est plus que le récepteur ou la cible de notre parole qui l’exclut dans sa différence, sa fragilité, son alterité. Nous tweetons, nous postons, nous #réagissons – comme nous invite à le faire cette émission du reste, soucieuse de créer toujours plus de bavardage - , nous textotons, nous mailons sans arrêt parce que nous ne voulons pas écouter le silence, le nôtre comme celui de l’autre qui est en face de nous.
Dès lors, on peut s’interroger sur le choix fait par Laurent Ruquier de présenter ce livre comme ne prétendant à aucune qualité « littéraire », comme n’étant pas une « œuvre » et sur ce procès fait quant aux présumées faiblesses littéraires et rhétoriques de l’ouvrage par ces deux écrivains que sont Yann Moix et Christine Angot. Cet angle assumé et appuyé ne trahit-il pas l’envie de créer le buzz en produisant de la polémique sur un sujet qui pourtant devrait fédérer ? Le but devient alors de chercher la petite bête qui permettra de créer de l’infâme, seule manière d’exister aujourd’hui médiatiquement.
Et si lorsque « nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part », ici, les larmes de Sandrine Rousseau rendirent visible la fermeture de notre humanité.
Bertrand Naivin