NETFLIX : UN COW-BOY DANS LE VILLAGE FRANCAIS ? JEAN-FRANCOIS BOYER REPOND.

Par
Yasmina Jaafar
15 septembre 2014

Jean-François Boyer dirige Tétra Média et organise la Journée de la Création TV (APA). La Ruche Média a souhaité rencontrer LE professionnel de la production de fiction française (Plus belle la vie, Un village français, Les hommes de l'ombre... ) pour évoquer l'entrée tonitruante sur la marché français du géant de la VOD, Netflix.

 

Après plusieurs années de rumeurs, Netflix arrive aujourd'hui en France. Bonne ou mauvaise nouvelle ?

L'irruption de NETFLIX cristallise d'abord quelques faux débats. Mais ce "réseau" changera à terme notre façon de consommer des images. De faux débats : l'arrivée de NETFLIX est l'occasion d'une confusion sur la question des droits. Le sujet de la détention des droits, abscons et économiques, est étrangement mis en avant par certains commentateurs...
Or aux Etats-Unis, seule HBO conserve la propriété sur tout le cycle de fabrication des séries : HBO produit, diffuse, vend à l'étranger et exploite ses DVD. Pour TOUTES les autres séries, personne ne s'adresse aux chaînes pour les acheter mais aux studios producteurs, FOX, SONY, WARNER...(THE MENTALIST est une série WARNER difusée sur CBS...) Et c'est ainsi depuis l'invention de la télé en 1949 ! C'est ce modèle qui a fait la puissance de l'industrie US du divertissement et sa créativité. Bref, les producteurs-studios US se partagent l'essentiel des droits des négatifs avec les scénaristes principaux, il est vrai... Prôner " l'intégration verticale" bref le rachat systématisé des producteurs français par les diffuseurs c'est nier ce qui fait la force de nos métiers : l'indépendance, le gout du risque, le désir de voir des films inattendus sur des sujets tabous ou inexplorés...
C'est aussi promouvoir un système qui n'existe presque nulle part dans le monde et auquel même la Grande Bretagne est en train de renoncer !

Photo JFB HD

Jean-François Boyer, Tétramédia Studio

Donc Netflix nous oblige à revoir notre système...

Certains prétextent l'invasion NETFLIX pour faire voler en éclat le système des obligations et quotas de diffusion qui nous protège encore un peu même si la France est le seul pays d'Europe où les fictions US squattent les premières parties de soirées. Réfléchissons un peu avant de dynamiter ce système, non ?
Pour parler cru, la venue de NETFLIX, c'est la prise de conscience que l'oligopole des diffuseurs hérité de la loi de 1986, une forme de non concurrence tacite, doit être repensée. Juste une image pour illustrer : jamais TF1 n'aurait acheté UN VILLAGE FRANCAIS... et chacun le comprend !Personne n'est concurrent de personne. Chaque genre de fiction sur chaque chaîne et cela depuis bientôt 30 ans...  Donc oui, NETFLIX nous obligera à refondre le système actuel de rapports diffuseurs-producteurs-auteurs, y compris sur la question des remontées de recettes. NETFLIX est aussi un  perturbateur : un nouvel entrant. C'est peut-être l'occasion de mieux faire jouer la concurrence, de pousser à des prises de décisions plus rapides des diffuseurs hertziens, de donner surtout un coup de lumière sur de jeunes auteurs ou des projets plus novateurs... NETFLIX est enfin un cow-boy qui tente de contourner la réglementation française comme le souligne régulièrement Pascal ROGARD sur son blog.

netflix locaux

La plateforme américaine innove. Mais le profil du public change-t-il (si on se réfère à l'étude Paristech) ?

Plus sérieusement, l'étude PARISTECH que vous mentionnez est dérangeante par certains aspects mais surtout très stimulante. Noir sur blanc, elle dit en conclusion : "La légitimation des obligations se réduit à la capture d'un public âgé". J'ai osé pointé cette donnée au début de l'été, en public, en citant un diffuseur qui expliquait de façon assez cohérente : "On est pas là pour innover, on est là pour garder les vieux". La question de l'innovation, de la prise de risques sur certains sujets, de l'élargissement des publics et donc de la qualité de la narration n'est plus un sujet de colloque à remettre au lendemain. C'est la survie de nos séries qui est en jeu.

Pourquoi déverser autant d'argent public sur un système qui semble à bout de souffle si nos séries ne sont regardées que par les plus de 60 ans ? Plus de diversité : mais quand, comment, pour qui et combien ? Problématiques stimulantes qui seront au coeur de la prochaine mandature de FRANCE TELEVISIONS notamment... Sujets qu'a affronté par exemple la chaîne publique flamande NTR quand elle a commandé l'an dernier HOLLANDS HOOP, l'histoire d'un has been qui hérite d'un champ de cannabis... Un sujet osé. Des auteurs exigeants. La peur de choquer. De longues réunions en amont entre auteurs, producteurs et diffuseurs pour se mettre d'accord sur un projet, une liberté d'écrire ensuite et... le succès.

220px-Reed_Hastings,_Web_2_0_Conference

Reed Hastings, Fondateur de Netflix

Votre regard sur les réactions des opérateurs français ?

LA bonne nouvelle qu'apporte NETFLIX : la nécessité de réinventer rapidement le système de production des séries françaises. En effet, NETFLIX en 2014 mais aussi bientôt AMAZON, APPLE, GOOGLE, et pourquoi pas NUMERICABLE ou FREE créeront des réseaux de diffusion numérique de séries ciblées par communautés et donc forcement des séries de genre, des polars, des comédies, des séries médicales, historiques, des romances... apportant ainsi une incroyable diversité de points de vue. En France OCS et CANALPLAY développent leur modèle malheureusement sans recueillir encore l'interet de la presse : il leur manque une tête de gondole comme HOUSE OF CARDS... Cela va bien au delà de la nouveauté du binge watching : tous ces diffuseurs comme les plus traditionnels vont devoir offrir aux spectateurs des fonds permanents de séries de qualité. Déjà l'absence de coupures publicitaires sur NETFLIX a sans doute des conséquences sur la grammaire de la narration et le rythme des films... Autre conséquence positive qu'a très bien souligné la SACD : le développement de la VOD par abonnement élargit l'accès du public à plus de séries récentes ou patrimoniales. Il incite aussi les gens à se détourner du piratage et permet de rémunérer les auteurs. Mais la principale bonne nouvelle, à moyen terme, c'est un changement de consommation aux conséquences nombreuses : nous voyons apparaitre une culture naissante cimentée par des gouts communs, des communautés de fans plutôt que par des rendez-vous imposés par les horaires de diffusion. Attention, le mouvement est lent et la télévision premium a encore de beaux jours devant elle lorsqu'elle sait rassembler le plus grand nombre autour d'un réel événement... Mais le public est devenu exigeant, il a compris les codes de la narration. Il se satisfait bien sur de séries "moyenne gamme" mais recherche aussi des séries à point de vue d'auteur fort et donc délicieusement névrosées... Ce serait bien si ces séries étaient aussi françaises, non ?... Enfin comme le dit Ted SARANDOS, le directeur de la création de NETFLIX, "les êtres humains aiment avoir le contrôle". Cette liberté de choix, enivrante, que NETFLIX prétend pouvoir encadrer de façon consumériste par ses bases de données de référancement de goûts peut faire éclater la culture de masse du média TV. Pour une culture du "moi", dispersée, égoïste sans doute mais qui donne le bonheur de rencontrer parfois quelqu'un qui partage l'histoire qui a su vous séduire. On est loin de la conversation du lendemain, au bureau, devant la machine à café sur le programme de la veille... Cet éclatement des goûts, ce mouvement progressif vers des séries de genre, des niches, devrait aussi permettre aux créateurs, auteurs et producteurs, de développer des histoires inattendues avec un moindre souci de l'audience immédiate. Sans pression publicitaire, plus de liberté créatrice, avec un seul juge au final : le public. C'est ainsi que NETFLIX a donné carte blanche à FINCHER pour HOUSE OF CARDS sur un risque... mesuré par leur algorithme...
Déroutant non ?

Que va provoquer cette venue dans le comportement des téléspectateurs et auprès des diffuseurs de programmes ?

Je souhaite insister sur un point, le changement des modes de consommation. Pour la première fois depuis 1949 le temps de consommation passé devant la télé a baissé en 2013 aux US comme en Grande-Bretagne et en France... Pour l'étude PARISTECH, c'est la poussée des sites SVOD qui en est responsable. Et la consommation de télé se concentrerait à terme sur le sport, l'info, le divertissement... Mouvement marginal pour l'instant mais à anticiper. Et si la fiction dans 20 ans était essentiellement et massivement concentrée sur les réseaux numériques en première diffusion ?...
Il est vrai que nous n'avons en France qu'une seule "chaîne de genre" gratuite en TNT sur le documentaire et aucune sur la fiction... Bref, de nombreux talents de fiction espèrent une prise de conscience : le combat pour la qualité de nos séries françaises est le mère de toutes les batailles.

image tetra media
Pas contre les diffuseurs mais avec eux. Dès lors la proposition avançée par Nonce PAOLINI, le patron de TF1, de réfléchir ensemble à notre avenir commun doit être considérée. Avec des questions sur les publics recherchés, la place laissée aux fictions main stream, le développement de créneaux en day Time et en accès, la possibilité d'expérimenter des comédies de 26' en première partie de soirée, comme des oeuvres plus difficiles en deuxième partie...
La principale conséquence de l'irruption de NETFLIX devrait être celle ci : non pas un constat, les professionnels le connaissent, mais des expérimentations évaluées régulièrement.

L'économiste Olivier Bomsel indique que "nous avons raté le marché mondial de la série télé". Souscrivez-vous ou au contraire, êtes-vous plus positif ?

Heu... oui. Mais pour être positif, je dirais plutôt que nous sommes en marge, comme le sympathique vendeur de lavandes artisanales à la fin du marché de Provence... Nous exportons environ 7 fois moins de programmes audiovisuels que les anglais. Mais pour exporter des séries, il faut d'abord des films de qualité et peu importe la langue de tournage : les séries en hébreu ou en turc cartonnent !

Il faut du volume et donc des commandes fortes et régulières. Or les diffuseurs français bénéficient d'un marché publicitaire amputé de nombreux secteurs interdits et le volume annuel produit en France est la moitié de celui de l'Allemagne ! Alors bien sur, il y a quelques espoirs naissant et chacun peut citer telle ou telle succès story comme celle des REVENANTS... La France exporte son industrie du luxe, ses armements, ses sociétés de service et de bâtiment, ses vins, plusieurs de ses industries de création comme le design, l'architecture, la bande dessinée , le dessin animé... En conclusion, il n'y a pas de fatalité pour nos séries. Il y a juste un choix économique pour booster nos exportations et un choix culturel et bien sur politique : produire sur quel segment ? des séries moyenne gamme ou des séries haut de gamme ? Encore un sujet tabou ?
SERIES SERIE

Vous êtes à la tête de Tétra Média, grande structure de production de fiction. A l'instar de Luc Besson, avez-vous rencontré Reed Hastings ou les dirigeants de ce nouvel acteur "très" perturbant ?​

Pour la JOURNEE DE LA CREATION TV, nous avons eu sans difficulté Mr LIBERTELLI par mail puis par téléphone, c'est le charme des Etats-Unis. Après avoir hésité à venir à Fontainebleau, NETFLIX a disparu... Avaient-ils déja réussi leur coup de pub ?

Yasmina Jaafar

Photo : Tétramédia Studio

Du même auteur...

Mais aussi...

LA RUCHE MEDIA
40 rue des Blancs Manteaux
75004 Paris
Contact
Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
magnifiercrossmenu linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram
Tweetez
Partagez
Partagez